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qui avait fui après avoir été blessé au combat de Curtatone. À la première cataracte, une barque aborda la nôtre ; elle portait le baron Anca, un des députés du parlement de Palerme. À Beyrouth, un homme vint me voir et me demanda les moyens de se rendre à Jérusalem : c’était un officier qui arrivait de Venise. Le général Guyon entrait à Damas comme j’en partais. À Alep, Bem comprimait la révolte des Arabes. À Cutaya, les chefs des gouvernemens populaires pensaient à l’avenir qu’ils préparaient. À Constantinople, je trouvai les Polonais, les Hongrois, les Allemands, que les victoires de l’absolutisme avaient chassés vers l’hospitalité musulmane. À Athènes, je dînais souvent avec Morandi, un des généraux qui tinrent à Venise jusqu’au dernier jour. En Béotie, des pluies torrentielles me forcèrent de m’arrêter au khani de Livadia : trois hommes vinrent chanter près de ma chambre ; je les fis entrer. « D’où venez-vous ? — Nous sommes Italiens, nous venons de Rome, où nous étions avec Garibaldi. — Où allez-vous ? — En mendiant, hélas ! jusqu’à Athènes, pour y trouver du travail et du pain ! » O pèlerins blessés de la liberté, quand donc parviendrez-vous au but poursuivi à travers tant de fatigues et de déboires ? Combien j’en ai rencontrés de ces humbles héros qui expiaient leur dévouement par une vie d’effroyables misères ! Ils étaient tristes à voir, mais combien plus tristes encore ceux qui n’avaient pu quitter la patrie humiliée ! Les voyageurs qui ont traversé Venise après la seconde invasion des Autrichiens ne peuvent en parler sans frisson.

J’étais avec le colonel Spangaro en communion parfaite ; nous avions parcouru les mêmes pays, dormi sous les mêmes cieux, et nous pouvions causer indéfiniment sans nous lasser jamais. Avec un sourire doux, il racontait les difficultés de son existence, et quand je lui disais : « Comment, ayant tant souffert, êtes-vous resté si gai ? » il me répondait : « Je ne l’étais plus ; mais l’Italie se délivre, et toute la gaieté de ma jeunesse est revenue en moi ! » Dans sa vie de garnison, d’exil et de combats, il était resté dix-huit ans sans voir sa mère ; dès qu’il se sent libre, il court chez elle, à Milan. C’est tout au plus si elle le reconnaissait. Le jour, la nuit, à chaque instant, sur la pointe du pied, elle entrait et le regardait. « Que voulez-vous, ma mère ? — Je viens voir si vraiment tu es bien revenu, et si déjà tu n’es pas reparti. » Il devait la quitter inopinément encore pour aller débarquer à Marsala, et combattre de telle sorte à Calatafimi qu’on fit rechercher parmi les simples soldats ce volontaire vêtu en bourgeois qui s’était jeté au plus épais de la mêlée. On reconnut Spangaro, et on le mit tout de suite au poste qu’il méritait d’occuper. C’est un homme de quarante-cinq ans, de très haute et forte stature, avec un beau visage à barbe fauve, très rieur, soldat de