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belle plantation de pins-parasols. On doit y avoir une vue incomparable embrassant la mer, les soubresauts de la montagne et une partie des Calabres. Il est à remarquer que les couvens sont toujours admirablement situés, et dans des emplacemens très habilement choisis au double point de vue de l’aspect et de la salubrité. On dirait que les moines, sachant par avance que la méditation sur soi-même et l’amour de Dieu sont insuffisans pour retenir l’homme dans le lien des vœux éternels, ont voulu y joindre l’absorbante contemplation de la nature.

Sur la route, des mendians sortis de toutes les haies psalmodient leur plainte nasillarde à l’ombre des grands arbres. Quelques-uns de ces malingreux sont défigurés par les violences orientales d’un mal dont le docteur Pangloss seul oserait dire le nom ; j’aperçois aussi deux ou trois cas d’éléphantiasis. Cette épouvantable maladie ne me paraît pas aussi rare dans les Calabres qu’on pourrait le croire : à Maïda, j’en ai vu plusieurs exemples. Le moyen âge, qui vit encore ici par ses superstitions, y vit aussi par ses maladies asiatiques : je suis certain à Monteleone d’avoir reconnu la lèpre blanche au visage d’un homme qui me demandait l’aumône.


II

Le 3 septembre au matin, le colonel Spangaro, Téléki Sandor et moi, nous reçûmes une dépêche du général Türr, qui nous mandait d’aller le rejoindre en toute hâte. On mit à notre disposition une voiture et des chevaux de carrosse, et nous partîmes pour Cosenza, espérant y trouver le général Türr et arriver avec lui à Salerne, car un bruit persistant affirmait que notre armée était attendue par François II en personne ! La route est belle et large, mais ne fait que monter et descendre. À Tiriolo, nous nous arrêtâmes quelques instans pour faire souffler les chevaux, épuisés par une ascension pénible. Tiriolo est bas, noir, précédé et dominé par deux immenses pitons décharnés comme ces mornes dont on parle dans les récits de l’Ile-de-France et coiffés par les ruines d’une acropole. Dans la longue et unique rue ouverte à travers la ville, qui n’est qu’une grosse bourgade, des troupes sont campées et attendent la fin du jour pour se mettre en marche. Pendant que je dîne hâtivement d’une croûte de pain trempée dans une tasse de café noir, je suis abordé par un jeune soldat portant la blouse gris de fer des hommes du général Medici. C’est un Français, perdu seul dans une compagnie d’Italiens, dont il n’entend pas le langage, et qui, apprenant que je suis son compatriote, me demande de l’emmener avec moi, ce qui ne m’est pas possible, car notre voiture est déjà trop étroite.