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fameux par-delà les terres étrangères ? » Les Hongrois aiment leur patrie avec fureur et tendresse ; leur voix se trouble quand ils disent : Magyar orszàg, la terre des Magyars ; c’est pour eux une sorte de paradis terrestre d’où ils ont été expulsés, et qu’il leur sera donné de reconquérir. Rarement ils en parlent, semblables à ces amans désespérés qui ne prononcent jamais le nom de leur maîtresse absente. À Catanzaro, Eber, qui est excellent musicien, improvisait sur un piano des mélodies attristées. Je lui demandai de me jouer l’air national des Hongrois, la marche de Rakoczy. Son visage, habituellement très pâle, s’éclaira d’une rougeur subite : « Non pas cela ! me répondit-il avec vivacité. En Hongrie, je vous le jouerai tant que vous voudrez ; mais c’est impossible, tant que la patrie ne sera pas à nous. » Ils ont pour l’Autriche une haine terrible ; j’en ai connu un qui terminait tous ses discours en disant : « Et Dieu maudisse la maison de Habsbourg ! » C’était son delenda Carthago ! Ils aiment la liberté avec passion, et tous sont prêts à dire, comme leur poète Petöfi Sandor : « Liberté, tu es la divinité de mon âme ! Liberté, ô ma déesse, c’est pour toi seule que je vis encore, pour toi seule ! Et qu’un jour pour toi je meure ! Et au bord de la tombe, si pour toi je puis verser mon sang, je bénirai ma vie maudite ! »

La plupart de ceux qui étaient avec nous avaient connu les dévorantes mélancolies des prisons d’état. Incarcérés après les événemens de 1849, ils étaient restés de longues années dans les forteresses de Comorn, d’Arad, du Spielberg ; ils en avaient conservé une taciturnité qui parfois leur fermait la bouche pendant des jours entiers, après lesquels succédait tout à coup un flux de paroles, comme s’ils eussent été subitement rappelés à la sensation de leur délivrance. À les voir, les mains derrière le dos, la tête inclinée sur la poitrine, l’œil rêveur, se promener de long en large dans une chambre, on pouvait dire à coup sûr combien de pieds mesurait le cachot qui les avait si longtemps gardés. Ils souriaient à cette observation, s’asseyaient ; mais l’habitude contractée pendant leur solitaire emprisonnement reprenait sa tyrannie : ils se levaient et recommençaient leur promenade régulière et toujours limitée au même nombre de pas. Presque tous ils avaient été officiers au service de l’Autriche, car il est à remarquer, que ce sont les armées de l’absolutisme qui donnent des chefs aux armées de la liberté, de même que c’est le pays de la liberté, la Suisse, qui fournit des soldats aux armées de l’absolutisme. On peut être certain que, dans un corps de troupes levées pour l’indépendance, sur vingt officiers il y a dix déserteurs autrichiens. Il n’y a du reste qu’à jeter les yeux sur une carte de l’empire d’Autriche pour comprendre qu’il ne peut en être autrement. Composé de nations différentes, cet empire, pour tenir ses peuples en repos, est obligé d’avoir des armées toujours prêtes