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suadé l’autre ; mais ces réflexions furent courtes : devant une belle matinée d’août, tous les raisonnemens tombent. Les vieux murs, les pierres rongées par la pluie souriaient au soleil levant. Une lumière jeune se posait sur les dentelures des murailles, sur les festons des arcades, sur le feuillage éclatant des lierres. Les roses grimpantes, les chèvrefeuilles montaient le long des meneaux, et leurs corolles tremblaient et luisaient au souffle léger de l’air. Les jets d’eau murmuraient dans les grandes cours silencieuses. La charmante ville sortait de la brume matinale, aussi parée et aussi tranquille qu’un palais de fées, et sa robe de molle vapeur rose, semblable à une jupe ouvragée de la renaissance, était bosselée par une broderie de clochers, de cloîtres et de palais, chacun encadré dans sa verdure et dans ses fleurs. Les architectures de tous les âges mêlaient leurs ogives et leurs trèfles, leurs statues et leurs colonnes ; le temps avait fondu leurs teintes ; le soleil les unissait dans sa lumière, et la vieille cité semblait un écrin où tous les siècles et tous les génies avaient pris soin tour à tour d’apporter et de ciseler leur joyau. Au dehors, la rivière coulait à pleins bords en larges nappes d’argent reluisantes. Les prairies regorgeaient de hautes herbes. Les faucheurs y entraient jusqu’au-dessus du genou. Les boutons d’or, les reines des prés par myriades, les graminées penchées sous le poids de leur tête grisâtre, les plantes abreuvées par la rosée de la nuit, avaient pullulé dans la riche terre plantureuse. Il n’y a point de mot pour exprimer cette fraîcheur de teintes et cette abondance de sève. À mesure que la grande ligne d’ombres reculait, les fleurs apparaissaient au jour brillantes et vivantes. À les voir virginales et timides dans ce voile doré, on pensait aux joues empourprées, aux beaux yeux modestes d’une jeune fille qui pour la première fois met son collier de pierreries. Autour d’elles comme pour les garder, des arbres énormes, vieux de quatre siècles, allongeaient leurs files régulières, et j’y trouvais une nouvelle trace de ce bon sens pratique qui a accompli des révolutions sans commettre de ravages, qui, en améliorant tout, n’a rien renversé, qui a conservé ses arbres comme sa constitution, qui a élagué les vieilles branches sans abattre le tronc, qui seul aujourd’hui entre tous les peuples jouit non-seulement du présent, mais du passé.

H. Taine.