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parade ? Impossible d’en rien savoir. Devine-t-on du moins de quelles maisons ils sortent et en quels lieux ils sont ? Pas davantage. Ce fond d’architecture s’est obscurci sans doute avec le temps, il a poussé au noir, ou plutôt dès le premier jour il devait être énigmatique. Tout n’est-il pas problème dans cette œuvre ? Regardez bien : à quel moment l’action se passe-t-elle ? Est-ce la nuit, est-ce le jour ? Le nom traditionnel que porte le tableau veut que ce soit la nuit ; mais, pour un clair de lune, la lumière est bien vive, et si c’est le soleil, quelle clarté douteuse ! Seraient-ce des flambeaux ? Vous n’en voyez pas trace. L’énigme est donc partout. Prenez l’ensemble, descendez aux détails, interrogez figure par figure, vous n’en conclurez rien. Les expressions sont vives, animées, pittoresques, encore plus incertaines ; elles défient votre sagacité. Que fait là par exemple cette petite blonde qui se détache en clair, avec sa robe jaune, sur tous ces noirs pourpoints, seule figure de femme jetée dans ce tumulte ? Est-ce une naine, est-ce un enfant ? Se moque-t-elle de ses voisins ? en est-elle effrayée ? Le peintre a pris plaisir à ne pas vous le dire. Il veut vous intriguer à la façon d’Hoffmann, assaisonner la vie réelle d’ingrédiens fantastiques, vous séduire et vous tourmenter. Son énigme est vivante ; comment ne pas s’y plaire, ? Cette chaude peinture, ces mouvons reliefs, ces mystères de pinceau vous charment, vous captivent, vous retiendraient pendant des heures entières ; mais l’impossibilité de découvrir le sens, le vrai sens de tout cela, finit par vous causer comme un certain malaise, comme un léger vertige.

Quand vous en serez là, retournez-vous et regardez cette autre grande toile qui fait face à la Ronde de nuit ; vous passez brusquement d’un monde dans un autre : ne vous hâtez pas de juger. Souvenez-vous que vers la fin d’un bal, quand les bougies brûlent encore, bien qu’au dehors il fasse jour, si par hasard on vous ouvre un volet, si vous regardez dans la rue, les maisons, les arbres du voisinage prennent pour vous le plus étrange aspect, je ne sais quoi de blafard et de plat. C’est le soleil pourtant qui les éclaire ; c’est de la vérité ou jamais il n’en fut. La saillie, la couleur, les contours des objets, tout doit vous sembler juste et tout vous paraît faux. Vos yeux, prenez-y garde, se sont faussés eux-mêmes dans cette atmosphère de poussière et de lumières factices ; attendez quelque peu, ils reprendront goût à la vérité. C’est exactement là ce qu’il vous faut subir lorsqu’en tournant la tête vous vous trouvez en face de ce banquet et de tous ces convives d’humeur joyeuse et fière, assis à cette table si richement servie. Il fait grand jour, un jour sans équivoque, sans contrastes et sans repoussoirs ; or vous avez encore sur la rétine les teintes enfumées et les énigmes de Rembrandt.