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rôle, et où elle absorbe nécessairement dans la langue qui lui est propre le sens purement logique de la parole. Ce serait retourner à l’enfance de l’art, aux opéras de Monteverde et de ses successeurs, aux tragédies lyriques de Lulli, où les vers de Quinaut sont à peine revêtus d’une maigre sonorité et traduits par un récitatif continuel qui s’épanouit rarement en une mélodie franche et développée. Cela suffisait alors pour charmer et pour émerveiller la cour de Louis XIV et les beaux esprits de son grand siècle, parce que, la musique ne faisant que de naître, on était ravi de la voir s’allier pour la première fois à la poésie dans une action noble, accompagnée d’un grand spectacle ; mais il serait aussi impossible, aussi absurde de se priver des immenses richesses, des ressources infinies accumulées dans l’art musical par deux cents ans de travaux et une nombreuse succession de beaux génies, que de se contenter de nos jours des maigres paysages des van Eyck, qui les premiers ont essayé de rendre sur la toile l’aspect de la nature et du monde extérieur. Je sais bien que M. Wagner ne repousse pas les immenses ressources de l’art moderne pour produire les effets qu’il médite, et qu’il veut au contraire que le drame de l’avenir soit une mélopée inhérente à l’action accompagnée par la grande mélodie symphonique. Qu’entend M. Wagner par la grande mélodie ? Laissons-lui un instant la parole pour expliquer sa pensée : « La grande mélodie telle que je la conçois, dit-il page 64 de sa préface, est celle qui enveloppe l’œuvre dramatique tout entière. Le détail infiniment varié qu’elle présente doit se découvrir, non pas seulement au connaisseur, mais au profane, à la nature la plus naïve, dès qu’elle est arrivée au recueillement nécessaire. Elle doit produire d’abord dans l’âme une disposition semblable à celle que produit une belle forêt au soleil couchant sur le promeneur qui vient d’échapper aux bruits de la ville. Cette impression, que je laisse au lecteur à analyser, selon sa propre expérience, dans tous ses effets psychologiques, consiste dans la perception d’un silence de plus en plus éloquent… Celui qui se promène dans la forêt, subjugué par cette impression générale, s’abandonne alors au recueillement : ses facultés, délivrées du tumulte et du bruit de la ville, se tendent et acquièrent un nouveau mode de perception ; doué pour ainsi dire d’un sens nouveau, son oreille devient de plus en plus pénétrante ;… il entend ce qu’il croit n’avoir jamais entendu ;… les sons deviennent de plus en plus retentissans ; à mesure qu’il entend un plus grand nombre de voix distinctes, de modes divers, il reconnaît dans ces sons qui s’éclaircissent, s’enflent et le dominent,… la grande, l’unique mélodie de la forêt… Cette mélodie laissera en lui un éternel retentissement ; mais la redire lui est impossible ;… il faut qu’il retourne dans la forêt, et qu’il y retourne au soleil couchant, car, sans cela, que pourrait-il entendre, si ce n’est quelque mélodie italienne ? » Berlioz, Berlioz, pends-toi, tu es dépassé, et jamais tu n’en as dit autant dans tes feuilletons les plus drolatiques. Vivent l’avenir et la grande mélodie de la forêt vierge ! Il y a beaucoup de cette mélodie-là dans la partition du Tannhäuser, que nous allons enfin analyser.

L’ouverture de ce drame symbolique est bien connue : elle a été exécutée l’année dernière aux trois concerts donnés par M. Wagner au Théâtre-Italien. C’est un grand corps mal bâti, où l’on remarque une interminable