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que les émigrans s’y rendraient, non de France ou d’Angleterre, mais des provinces slavones de l’Autriche, de la Russie et peut-être de la Pologne. Protégés par les capitulations, ils formeraient une aristocratie ; autour d’eux se rallieraient les chrétiens de la Turquie d’Europe, qui sont quatre fois aussi nombreux que les Turcs. La puissance turque, plus qu’aucune autre, dépend d’une illusion. C’est la domination du peuple le plus grossier sur le plus civilisé. Quatre siècles d’oppression ont fait croire au Bulgare que le Turc est naturellement le maître ; montrez-lui ce maître bravé et défié par l’émigrant que la loi protège : il commencera lui-même à penser à la résistance. On en eut bien la preuve pendant que les alliés étaient en force à Constantinople. Les Grecs virent les soldats français traiter les Turcs avec mépris : ils furent d’abord étonnés ; mais quand on leur eut donné l’exemple pendant quelques mois, ils commencèrent à le suivre ; ils prirent des airs d’égalité, presque de supériorité, et à la fin, à Galata comme à Péra, les Turcs baissèrent pour un temps l’oreille. Il en serait ainsi en Bulgarie et en Roumélie, si l’émigration, aussi nombreuse qu’elle le serait, j’en suis sûr, formait un noyau de résistance contre les déprédations et l’oppression des Turcs. Les Turcs d’Europe ne produisent pas ; ce n’est qu’une population parasite qui vit exclusivement du pillage des chrétiens. Rendez le pillage impossible ou au moins difficile, les Turcs émigreront à leur tour et iront mourir ailleurs. Le pouvoir turc en Bulgarie et en Roumélie tombera ainsi de lui-même, sans conquête, comme cela s’est déjà virtuellement effectué en Servie et dans les principautés[1]. »

Je sais bien que cette fois l’interlocuteur de M. Senior est un Français, et à ce titre prompt à concevoir et à pratiquer les révolutions ; mais il est visible que, soit dans l’esprit des Anglais pour l’Asie-Mineure, soit dans l’esprit des Français pour la Bulgarie et pour la Roumélie, le plan de colonisation aboutit à l’expulsion des Turcs. Ce sont les Européens substitués aux ottomans. La colonisation ainsi entendue est un procédé anglo-américain. L’achat du sol amène la conquête du pays, et je ne suis pas étonné que les Turcs soient assez mal disposés pour ces colonisateurs qui ne cachent pas le désir fort naturel qu’ils ont d’être les maîtres du pays qu’ils défricheront et qu’ils peupleront.

Nous venons de voir que le gouvernement turc est impuissant à repousser les incursions des Bédouins, à défendre les laboureurs, à garantir la terre cultivée contre l’envahissement progressif du désert. Est-il plus fort contre les éruptions du fanatisme musulman ? Est-il plus capable de protéger la vie, l’honneur, la propriété des

  1. La Turquie contemporaine, pages 30 et 31.