Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/734

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui enfin, sous la domination turque, s’est converti en un vaste désert que parcourent des tribus de Turcomans et de Kurdes issus des bandes conquérantes des Gengis-Khan et des Timour-Leng. Dans cette contrée jadis si belle, aujourd’hui couverte de ronces et de marais infects, la fièvre décime une population chaque année moins nombreuse, qui n’oppose aux envahissemens du fléau que son incurable apathie et finira par disparaître, si l’Europe ne vient un jour planter son drapeau civilisateur sur les sommets neigeux du vieux Taurus et dans les plaines dévastées de l’antique Cilicie[1]. »

En lisant ces témoignages des empiétemens du désert sur la civilisation, je ne puis pas me défendre d’une réflexion. En Amérique, grâce aux travaux de l’homme, le désert recule ; en Orient, grâce à l’insouciance et à la rapacité des Turcs, le désert avance. Si c’était là l’accomplissement d’une loi de la nature, si c’était la mer qui avançât d’un côté et qui reculât de l’autre, il faudrait se soumettre au destin ; mais l’homme ici-bas fait lui-même son destin et sa demeure. Voilà un pays où il y avait autrefois plus de cent villages, et qui n’a plus que quelques pauvres habitans. À quoi tient ce changement ? Le gouvernement de ce pays n’a pas su défendre les habitans paisibles et laborieux contre le pillage de ses voisins vagabonds, ou même il les a livrés à la rapacité de ses agens. Alors le vide s’est fait ; en moins de quatre-vingts ans, la terre s’est convertie en désert. Les ronces et les broussailles ont remplacé les moissons. La nature n’est pour rien dans cette triste métamorphose ; l’homme a fait tout le mal. Au lieu d’un gouvernement impuissant et avare, mettez dans ces pays venus de la civilisation à la barbarie, mettez une administration active et vigilante, alors ces beaux et tristes pays retourneront de la barbarie à la civilisation. Et ne croyez pas que ces vicissitudes qui s’accomplissent ici-bas par les fautes et par les mérites de l’homme ne profitent qu’aux individus qui de misérables deviennent heureux, de pauvres deviennent riches, ou à la beauté extérieure de la terre, qui de vide et désolée devient gaie et riante, et s’anime du mouvement paisible et doux de l’agriculture. Les peuples, les états, les mondes ne s’élèvent et ne grandissent, ne s’abaissent et ne se rapetissent les uns en face des autres que par reflet même de ces vicissitudes qui, à leur origine, dépendent d’une charrue mal défendue, d’un pillage mal repoussé, d’une concussion mal réprimée ou mal punie. Il y a encore cent cinquante ans, l’Amérique n’était qu’une colonie ou un comptoir de l’Europe : aujourd’hui c’est un monde rival du monde européen. À quoi tient cette grandeur soudaine de l’Amérique ? En Amérique, la terre a été défrichée, cultivée, civilisée ;

  1. Voyage dans la Cilicie et dans les montagnes du Taurus, page 65.