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en 1833 avec son ami Ranieri, et il y passa trois ans. Ce fut la dernière période de cette existence, période à demi voilée, où l’esprit seul survivait dans la plénitude de sa puissance, et s’exhalait de temps à autre dans des fragmens comme la Ginestra [le Genêt). Leopardi prenait le pauvre arbuste des flancs du Vésuve pour confident de ses hautes pensées et de ses plaintes amères. « Et toi aussi, lui disait-il, tu céderas à la cruelle puissance du feu souterrain, tu plieras sous le fardeau mortel, sans que ta tête innocente résiste ; mais tu ne te courberas pas en lâche suppliant devant l’oppresseur, et tu ne te tourneras pas contre le ciel avec un orgueil insensé… » Ce n’est pas que le ciel de Naples fût inclément pour cette organisation débile ; il la ravivait au contraire un instant de sa chaleur féconde, de sa sereine et gracieuse lumière. Leopardi passait quelques mois de l’année à Capodimonte et quelques mois dans un petit casino sur la pente du Vésuve. Il se promenait lentement dans ce beau paysage, à la Mergellina, à Pausilippe, à Pozzuoli ; mais ce n’était qu’une trêve, il le sentait lui-même, et il laissait échapper de son âme une de ses dernières et plus puissantes inspirations, l’Amour et la Mort. Le choléra s’abattit sur Naples. Ce n’est pas de cela qu’il mourut cependant. Et de quoi mourut-il donc ? D’une multitude d’impossibilités de vivre aggravées au dernier moment par une crainte superstitieuse du fléau. Le 14 juin 1837, Leopardi s’éteignait sans se plaindre, en souriant à son ami Ranieri, qui l’assistait à cette dernière heure. Son corps est resté à Naples, dans la petite église de San-Vitale, sur la route de Pozzuoli, renfermé sous une humble pierre où une simple croix est gravée au-dessus de son nom.

Je ne sais comment il faudra appeler cette vie. Ce fut bien aussi une passion dans le sens élevé du mot, — la passion d’un homme qui portait en lui le drame non-seulement de ses souffrances personnelles, mais encore des anxiétés morales de son temps et des luttes intimes de son pays. Là est le triple nœud de cette existence. Leopardi souffre du mal de sa propre nature, il souffre du mal de son siècle, il souffre du mal de son pays, toujours agité entre ses souvenirs et ses espérances, entre sa condition contrainte et fausse et ses aspirations idéales ; mais dans ces angoisses mêmes et dans cette attitude de douleur où il apparaît, n’est-il pas comme une image de l’Italie obscure et travaillée d’il y a trente ans, envoyant un fier et triste sourire à ceux qui, plus heureux, voient se dégager et se former cette autre Italie, qu’il ne connut que par ses pressentimens et ses rêves ?

Charles de Mazade.