Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/729

Cette page a été validée par deux contributeurs.

comme un exil amer… » Malheureusement c’étaient des éclairs ou des illusions de l’amour. Leopardi reçut deux de ces visites mystérieuses de la passion, et il est certain que la dernière l’agita profondément. L’illusion avait beau être chère, la réalité reparaissait, et la réalité, c’était l’infirmité croissante. Le mal de Leopardi était indéfinissable, il était aux sources de la vie. Ses os se ramollissaient et se déformaient, ses chairs macilentes laissaient entrevoir le trouble profond des organes. Il ne digérait plus, respirait avec peine, et sentait dans ses veines se promener lentement un sang froid et appauvri. Il en vint à ce point qu’il ne pouvait plus travailler, et que le ciel de la Toscane n’était plus assez doux pour lui ; mais ici il retombait en face de la nécessité, du dénûment. C’était le problème de vivre ou de ne pas vivre.

Une chose remarquable, c’est la délicatesse morale et la fierté de Leopardi dans ces épreuves obscures, la dignité avec laquelle il supportait son malheur. Il voulait bien subir les rigueurs de la fortune, il ne voulait pas abaisser son âme devant elle. Un jour ses amis, pour lui créer des ressources, lui avaient proposé je ne sais quel moyen, je ne sais quel recours au public, et il répondait à Colletta : « Je vous confesse que je ne me résoudrai jamais à publier ainsi ma mendicité. Ne croyez pas que cette répugnance naisse de mon orgueil ; mais d’abord cela m’avilirait à mes propres yeux et me priverait de toutes les facultés de mon esprit, puis cela ne me conduirait pas à mon but, parce que, restant dans une grande ville, je n’oserais paraître dans aucune compagnie, regardé que je serais et montré au doigt par tous avec compassion. » À toute extrémité, Leopardi préféra encore essayer de fléchir son père, et on ne peut s’empêcher d’être ému de cet appel navrant qu’il lui adressait avec une sorte de honte, avec une humilité fière. « Je crois, écrivait-il, que vous êtes persuadé de tous les efforts que j’ai faits pendant sept années pour me procurer les moyens de subsister par moi-même. Vous savez que la destruction totale de ma santé est venue des fatigues de ces quatre ans de travaux pour Stella. Réduit à ne plus pouvoir ni lire, ni écrire, ni penser, je n’ai point perdu courage, et j’ai essayé encore de trouver quelque autre moyen… Aujourd’hui tout est fini… Je ne sais si la situation de la famille vous permettra de m’assigner une petite somme de douze écus par mois. Avec douze écus, on ne vit pas humainement ; mais je ne cherche pas à vivre humainement. Je m’imposerai de telles privations que douze écus me suffiront. Mieux vaudrait la mort ; mais la mort, il faut l’attendre de Dieu… Si elle était dans ma main, je prends Dieu à témoin que je ne vous aurais pas fait cette demande… »

Ce triste appel fut heureusement entendu, et Leopardi put aller essayer de revivre sous un climat plus doux. Il partit pour Naples