Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/721

Cette page a été validée par deux contributeurs.

s’écriant comme un triomphateur effaré, comme s’il eût craint que quelque génie invisible ne lui disputât sa victoire : « Certitude, certitude, sentiment, joie, paix ! » Le souvenir de cette nuit funèbre était resté vivant dans l’âme de Leopardi. Plus tard, ayant lié amitié avec Gioberti à Florence et allant avec lui à Recanati, il aimait à revenir vers ce temps avec son compagnon ; il lui marquait pour ainsi dire l’heure de la première atteinte du scepticisme, des premières impressions de tristesse inspirées à son adolescence par le spectacle ironique des beautés de la nature, et il me semble retrouver comme un écho lointain de ces impressions, un écho transformé par la poésie et idéalisé, dans un fragment, le Coucher de la Lune, qui est le chant large et ému de la jeunesse éclipsée, des illusions à jamais évanouies.

« Ainsi, dit-il, dans la nuit solitaire, au-dessus des campagnes argentées et des eaux où un souffle se joue, où les ombres lointaines prennent mille vagues aspects et des formes trompeuses, entre les ondes tranquilles, les feuillages, les haies, les collines et les maisons des champs, la lune arrivée aux confins du ciel descend derrière l’Apennin ou les Alpes, ou dans le sein infini de la mer Tyrrhénienne, tandis que le monde se décolore, que les ombres disparaissent, qu’une même obscurité remplit la vallée et la montagne, que la nuit reste seule et que le charretier en chantant salue d’une triste mélodie le dernier reflet de cette lumière fuyante qui fut son guide ; ainsi la jeunesse s’en va et laisse la vie mortelle : les ombres et les apparences des délicieuses chimères s’enfuient, et s’en vont aussi les lointaines espérances où s’appuie l’humaine nature. La vie reste abandonnée, obscure, et en promenant son regard, le voyageur égaré cherche en vain le terme ou la direction du chemin qu’il parcourt… — Vous, collines et plages, à la chute de la lumière qui à l’occident argentait le voile de la nuit, vous ne resterez pas longtemps orphelines : à l’autre extrémité, vous verrez bientôt le ciel blanchir de nouveau et surgir l’aube suivie du soleil, dont les flammes puissantes vous inonderont de torrens lumineux ; mais la vie mortelle, après que la belle jeunesse a disparu, ne se colore plus jamais d’aucune autre lumière et d’aucune autre aurore. Elle est veuve jusqu’à la fin, et à la nuit qui obscurcit les autres âges les dieux ont mis pour terme le tombeau ! »

C’est la même pensée de deuil étendue à la vie entière et marquée à la fin du sceau antique. C’est la traduction élargie et généralisée de l’impression première qui éclatait dans cette nuit fatale de 1820.

Leopardi cependant réussit enfin à secouer ses liens sans avoir épuisé tous les déboires. La sévérité paternelle céda un peu, il put quitter Recanati en 1822 et partir pour Rome. Deux ans après, il allait à Bologne et de là à Milan, puis à Florence, puis à Naples, ne revenant plus que par intervalle à Recanati ; mais il était trop tard. Le théâtre de la vie était changé, l’homme ne l’était pas. C’é-