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n’allait pas au-delà d’un scepticisme peu profond. Il ne pouvait entretenir chez un autre cette flamme de croyance qu’il n’avait pas en lui-même. Ce fut une influence négative. Giordani prodigua à Leopardi les encouragemens, les conseils, et même les marques d’un dévouement sincère, d’une sollicitude attentive ; mais il le laissa moralement dans cette solitude qui était son danger, et où, livré à lui-même, sous la pression de ses malheurs, entraîné aussi par l’étude à s’absorber dans les conceptions de l’esprit antique, il se détachait insensiblement d’une forte croyance religieuse qui aurait pu le relever ou adoucir ses amertumes.

Pour tous ceux qui ont passé par ces luttes de l’esprit et de l’âme, il y a en quelque sorte un moment précis où la crise éclate dans toute son intensité et finit par se dénouer, où l’on s’aperçoit tout à coup, le cœur serré d’effroi, qu’on vient de franchir la redoutable limite entre la foi et le doute, qu’une révolution intérieure vient de s’accomplir, et ce moment a un caractère singulièrement dramatique. Vous souvenez-vous de ces pages émouvantes et pleines d’une tristesse infinie où l’un de nos penseurs, Jouffroy, raconte qu’une nuit, à la clarté de la lune, à la lueur vacillante des étoiles, contemplant vaguement la grande ville endormie, il sentit soudain défaillir dans son âme la croyance de sa mère, et fit cette cruelle découverte qu’un homme malheureux de plus venait de naître à la vie morale ? Ce fut une crise de ce genre qu’éprouva le jeune Italien de Recanati, et cette crise a, elle aussi, son moment unique, précis, que Leopardi marque lui-même dans une lettre du 6 mars 1820 à Giordani. « Un de ces soirs, écrit-il, la fenêtre de ma chambre étant ouverte, voyant le ciel pur, un beau rayon de lune, respirant un air tiède, et entendant les chiens qui aboyaient au loin, je crus voir m’apparaître d’anciennes images, et je sentis une secousse dans mon cœur. Je poussai un cri comme un forcené, demandant miséricorde à la nature, dont il me semblait entendre la voix. En ce moment, jetant un regard sur ma condition passée, je restai glacé d’épouvante, ne pouvant comprendre comment on peut supporter la vie sans illusions et sans affections, sans imagination et sans enthousiasme, enfin sans tout ce qui un an auparavant remplissait mon existence, et me rendait encore heureux malgré mes épreuves. Aujourd’hui je suis desséché comme un roseau ; aucune passion ne trouve plus l’entrée de cette pauvre âme, et la puissance éternelle et souveraine de l’amour est elle-même annulée en moi à l’âge où je me trouve… » Ce qu’éprouvait Leopardi en ce moment, ce que Jouffroy éprouva après lui, c’était tout le contraire de ce qu’avait éprouve Pascal dans cette nuit fameuse, où lui aussi, avant tous les héros de l’inquiétude moderne, il subit les angoisses de la passion spirituelle, et d’où il sortait en