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mesurer plus obstinément et plus obscurément avec toutes les contradictions et tous les insupportables ennuis de la vie ? Né noble et dans une aisance relative, il vécut le plus souvent dans une sorte de dénûment, réduit à calculer avec ses amis à quel prix on pouvait strictement ne pas mourir de misère, obligé de travailler pour des libraires, de faire des éditions de Pétrarque et de Cicéron. Avec un cœur fier, il rencontra plus d’une fois ces humiliations inévitables qui s’attachent à une condition précaire. Nourrissant un amour élevé et presque superbe de la gloire, il se voyait enchaîné dans un petit village des Marches, ayant pour tout horizon le Monte-Morello, et se débattant pour prendre son vol. Il embrassait l’Italie dans sa pensée, et pour ceux qui l’entouraient l’Italie tout entière était enfermée à Recanati. Agité de tous les instincts d’activité, il était prématurément condamné à une mortelle inaction par une maladie organique qui envahissait tout son corps. Sentant en lui la puissance d’aimer, il ne pouvait ni aimer, ni être aimé, ou, si son cœur s’agitait, c’était pour lui infliger le supplice des aspirations inassouvies. C’est là le drame dont les canzoni de Leopardi sont la flamme ardente et sombre, dont ses œuvres morales résument, sous une forme souvent ironique, la philosophie amère, et que ses lettres révèlent dans les détails navrans d’une vie qui se brise à chaque pas contre toutes les impossibilités.

Né le 29 juin 1798, mort à Naples le 14 juin 1837, flétri dans son corps, arrivant à peine à être un homme après avoir été à peine un enfant, ne vivant que par l’esprit, violenté dans tous ses instincts, Leopardi, dès les premiers jours de sa jeunesse, ne songe plus qu’à attendre sa dernière heure, l’accusant d’être trop lente à venir, l’invoquant sans cesse comme l’heure de la délivrance. Pendant vingt-cinq ans, il ne vit pas autrement qu’en disputant un souffle vacillant et en répétant sous toutes les formes le mot d’un des personnages de ses dialogues : « Je suis mûr pour la mort ! » Je ne sais pas pourquoi, lorsque son nom commençait à se dégager de l’obscurité, vers 1832, Leopardi a tenu un jour à se défendre d’avoir subi dans sa pensée, dans son imagination, dans ce qu’il appelle lui-même « ses sentiment envers la destinée, » l’influence de ses tortures individuelles, comme si les hommes étaient de pures abstractions, de froides idéalités passant à travers le monde, comme si leur intelligence devait être insensible aux douleurs et aux joies terrestres, et enfin comme si ce qu’il y a de meilleur dans leurs écrits n’était pas cette vivante et transparente personnalité humaine perçant dans sa sincérité. Leopardi s’enveloppait dans une sorte de stoïcisme qui plaisait à son âme fière, et qui n’était peut-être après tout qu’une noble pudeur, comme un refus de laisser pénétrer le vulgaire dans