Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/628

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

écrivait à Napoléon[1] : « Dans la ville de Nicastro, le commandant des gardes d’honneur a été crucifié après avoir eu les yeux crevés ; c’était un prince qui m’avait reçu chez lui. » Harcelés, massacrés, brûlés dès qu’ils se montraient hors des portes, nos soldats étaient comme perdus et voués aux supplices dans ces montagnes où chaque habitant était un ennemi. Cette situation terrible pour nous, mais légale pour les Calabrais, qui, malgré leur odieuse cruauté, se soulevaient avec raison contre une domination étrangère, dura jusqu’après la capitulation de Gaëte (18 juillet 1806) ; les troupes employées au siège de la ville purent alors, sous les ordres de Masséna, venir en Calabre délivrer Verdier à Cosenza, Reynier à Cassano, et pacifier le pays par des moyens qui ne furent guère moins blâmables que les atrocités commises et qu’on voulait réprimer. Et cependant à cette époque déjà, on pouvait écrire cette phrase si vraie encore aujourd’hui : « Il est impossible qu’un gouvernement inspire moins d’intérêt que la maison de Naples n’en inspire à ses peuples[2]. » On se soulevait en criant : Vive le roi ! cela est incontestable ; mais en réalité on se soulevait beaucoup moins pour le roi que contre l’invasion. Quant aux cruautés inutiles qu’on a tant reprochées aux Calabrais dans cette circonstance, comment ne pas les excuser quelque peu lorsqu’on pense que ces montagnards, naturellement farouches, ne jouissant même pas d’une civilisation embryonnaire, catholiques fervens, étaient guidés par leurs prêtres, qui prêchaient du haut de la chaire que Jésus avait été jadis crucifié à Jérusalem par des Français déguisés en Juifs ? On ne peut croire jusqu’où va l’excès de crédulité de ces pauvres cervelles que nulle instruction n’a jamais éclairées. En 1851, dans la Pouille, un cultivateur aisé m’a demandé s’il était vrai que Napoléon Ier dût son invincibilité à l’habitude qu’il avait de boire chaque matin le sang d’un soldat spécialement égorgé pour lui ! Tous les peuples ignorans sont ainsi, on leur fait croire ce que l’on veut. Les Hindous sont persuadés que la compagnie des Indes est une vieille demoiselle qui porte un chapeau de paille et des lunettes vertes ; les Turcomans disent que le pape est un vieillard archi-centenaire, enfermé dans une boîte dont il soulève parfois le couvercle pour demander si la fin du monde est proche.

Sur la route, abrités çà et là dans les anfractuosités des rochers, les traînards des brigades qui nous précèdent dorment auprès de leurs fusils. Un cavalier s’approche d’eux pour les réveiller et les pousser en avant : c’est Menotti, le fils aîné de Garibaldi, bon et

  1. Mémoires et Correspondance politique et militaire du roi Joseph, t. II, p. 391.
  2. Joseph à Napoléon, ibid., p. 204.