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Le sous-officier l’avait déchaussé, et toute la troupe enivrée du meurtre se jeta à coups de baïonnette sur son ancien général et le mit en pièces. On ne put qu’à grand’peine arracher à ces sauvages le corps mutilé pour le cacher dans l’église. Ils défoncèrent alors quatre ou cinq boutiques où l’on vendait des cigares, du vin et du café, et les pillèrent. Je ne sais quel cannibalisme les avait saisis et affolés. Ils retournèrent vers l’église, en forcèrent la porte, et, tirant par ses pieds nus le pauvre cadavre, ils l’accablèrent d’outrages sans nom, lui arrachant les cheveux et les moustaches, enfonçant dans les orbites des capsules auxquelles ils mettaient le feu, lui traversant le nez avec des épinglettes. Ce fut un cauchemar. Quand ils furent las, ils se réunirent de nouveau sur la place, et, laissant leurs armes, ils partirent débandés, chacun tirant vers son propre pays. Les officiers muets laissèrent faire et burent leur honte jusqu’à la lie. Les habitans de Mileto étaient terrifiés. On prit quelques-uns de ces misérables et on les interrogea : « Pourquoi l’avez-vous massacré ? — Parce que c’était un bourbonien, dirent les uns. — Parce que c’était un libéral, » dirent les autres. Un seul approcha de la vérité : « Nous l’avons tué parce que c’était notre général ! »

Certes j’ai lu et entendu bien d’ineptes calomnies sur cette loyale et franche armée que commandait Garibaldi ; ceux qui avaient le plus puissant intérêt à mentir pour jeter sur elle toute sorte de défiances n’ont cependant jamais osé inventer le crime dont une armée régulière, destinée, disait-on, à combattre le désordre, venait de donner l’irrécusable exemple. Je sais tous les mensonges qu’on a accumulés contre l’armée de Garibaldi ; mais je n’ai même pas à les réfuter, car ils sont morts d’eux-mêmes, ce qui est la destinée des mensonges. Je dirai seulement que pendant quatre mois, jour et nuit, j’ai vécu avec cette armée, et que jamais je n’y ai vu un fait d’insubordination. On commandait sans peine et sans peine on obéissait, car tous, officiers et soldats, étaient animés du même esprit et marchaient d’un commun accord vers un but connu d’avance, l’affranchissement de l’Italie. Pendant les lentes étapes, sur la poussière et sous le soleil, dans les froides nuits brumeuses aux avant-postes du Vulturne, dans les pénibles attentes des rations en retard, dans l’encombrement fatigant des bateaux à vapeur, dans les marches forcées, après des heures sans sommeil, jamais je n’ai entendu ni une plainte ni une imprécation. Une seule fois j’ai vu un officier s’oublier à ce point qu’il frappa un de ses soldats au visage ; le soldat, très pâle et faisant manifestement un effort pour se contenir, lui dit : « Je suis un homme libre ; vous n’avez pas le droit de me frapper, quoique je vous reconnaisse pour mon supérieur ; vous-même vous avez des supérieurs, et ce sont eux qui me feront rendre