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une députation des habitans de Monteleone qui le priaient d’accourir au plus vite pour empêcher la garnison napolitaine de se porter à des excès redoutables. Les troupes royales du reste faisaient ; dit-on, leurs préparatifs de départ, et au lieu de nous livrer bataille dans les plaines de Monteleone, ainsi que nous l’avions pensé d’abord, elles se retiraient sous les ordres du général Ghio pour aller nous disputer le passage des défilés qui mènent à Cosenza ; mais on craignait qu’en se retirant de Monteleone, elles ne rançonnassent la ville. « J’y vais tout de suite, » répondit Garibaldi, et il sauta dans une voiture qui partit grand train-, chacun, à pied, à cheval, s’élança pour le suivre. Le général Türr, que je venais de retrouver, partit comme les autres pour rejoindre ce chef d’armée qui ne marchait qu’au galop. Ils arrivèrent à Monteleone ; à leur aspect, la ville entière se souleva, et la garnison s’éloigna sans retourner la tête.

« A Reggio les pêcheurs d’espadons, à Catanzaro les tisseurs de soie, à Mileto les brigands et les prêtres ! » c’est encore un proverbe des Calabres, et il est aussi vrai que le premier. Relativement Mileto est une ville neuve : le tremblement de terre de 1783 l’a littéralement engloutie ; le sol s’est ouvert et refermé, gardant la ville dans ses entrailles, et l’on n’a pas encore fini de la reconstruire : des chaumières, quelques hangars, un vaste séminaire, le palais de l’évêque et une moitié d’église coiffée d’un affreux dôme en zinc, voilà Mileto. C’était la ville chérie et favorisée des princes normands : ils la dotaient, faisaient des pèlerinages à sa chapelle, lui donnaient des fiefs et lui soumettaient les colonies du bas-empire, dont l’origine grecque est attestée encore aujourd’hui par le nom des villages voisins : Ierocarno, Potame, Dafina, Policastro. C’est aujourd’hui un misérable bourg d’aspect sinistre, et qui compte à peine deux mille habitans. De ses splendeurs passées il ne lui reste rien qu’un évêché d’où l’évêque s’est enfui à notre approche. Des prêtres noirs le parcourent timidement et curieusement ; ils nous regardent avec anxiété quand ils pensent n’être pas remarqués, et s’étonnent de ne point voir à notre front les cornes du diable et à nos pieds ses ongles fourchus. Lorsqu’ils passent près de nous, ils nous saluent de cet air humble et quémandeur qui indique la crainte prête à toutes les concessions ; il n’y a de franchise ni dans le regard, ni dans le geste, ni dans la voix. Là, dans une bourgade des Calabres, dans ce pays perdu dont le nom n’est venu qu’à bien peu d’oreilles, la providence des événemens a réuni pour quelques heures face à face les deux frères ennemis, les deux lutteurs irréconciliables, les robes noires et les casaques rouges, l’autorité quand même, la liberté quand même. La guerre entre ces questions semble près de s’engager dans le monde entier : à qui restera la victoire ?

Dans les murailles de l’église nouvelle, froide et suant l’humidité,