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profonds jusqu’à l’heure où le soleil perd un peu de sa force, je partis seul, à cheval, suivi d’un cavalier-guide.

Il est midi, le soleil de feu tombe d’aplomb sur moi ; la poignée de mon sabre me brûle comme un fer rouge quand j’y porte la main ; nos chevaux fatigués ne vont qu’avec peine, comme en rechignant, sur le chemin plat, gris d’une poussière tamisée qui s’élève en tourbillons sous nos pas et nous enveloppe. Le paysage est dur à force de lumière ; quelques miroitemens carboniques semblent faire onduler les prairies ; les arbres se détachent noirs et secs sur l’azur implacable. La solitude partout : à peine çà et là une vache haletante montre la tête au-dessus des herbes ; pas d’oiseaux, pas même de sautillantes bergeronnettes le long des fossés humides. Tout se tait sous la chaleur, la nature paraît silencieusement affaissée, nous en sommes le seul bruit. À travers la poussière de la route, j’aperçois des hommes qui se hâtent et marchent de mon côté. Ce sont des paysans d’un village qu’on voit au loin accroché à la montagne, et qui doit être Laureana ; ils sont armés, un prêtre les conduit, grand garçon de trente ans, large, apoplectique, roulant de gros yeux, en bas de soie, en culottes courtes, avec un large chapeau à ganse d’or, décoré d’un flot de rubans rouges, verts et blancs. Arrivés près de moi, les hommes me présentent les armes, et le prêtre, s’arrêtant devant mon cheval, se campant le poing sur la hanche avec des airs de matamore, s’écrie, sans reprendre haleine : « Vive Garibaldi ! — Vive notre roi Victor-Emmanuel ! — Vive l’Italie ! — Vive l’unité ! — Vive la casaque rouge ! — A bas les Bourbons ! — A bas les Autrichiens ! — A bas les évêques ! — A bas les impôts ! » Le pauvre homme faisait de si visibles efforts pour paraître convaincu de ce qu’il criait, qu’il ne me convainquit pas du tout et me fut même assez déplaisant. Je ne répondis donc pas à ses acclamations, et je me contentai de lui dire : « Combien comptez-vous de milles d’ici à Mileto ? » Il reprit à tous poumons : « Vive Garibaldi ! — Vive notre roi !… » Je donnai un coup d’éperon à mon cheval et je partis au trot, laissant la manifestation, qui resta quelques instans à se consulter et reprit rapidement sa route vers le campement de la brigade.

J’arrive à une rivière presque sans eau, qui est le fleuve Messima[1]. En 1783, pendant le tremblement de terre, il disparut, englouti dans une convulsion, et reparut tout à coup. Un grand pont le traverse, pont de bois dont les balustrades vermoulues tombent de vieillesse, disjointes et pourries. Les lambourdes qui composent le tablier sont séparées les unes des autres, et d’un tel écartement,

  1. Nommé en patois calabrais indifféremment Melramo et Metauro ; les anciens l’appelaient Metaurus.