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fainéans rongé par les poux de sa caserne. Je suis en colère parce qu’on a laissé partir ces gens-là impunément : on aurait dû les saigner au cou, tous, comme des cochons gras ! » Assez découragé, je me tournai vers une autre en lui disant : « Et toi, pourquoi as-tu l’air si farouche ? » Elle s’écria avec violence : « Parce qu’il y avait là un gueux de capitaine qui s’est sauvé sans me payer la façon de trois gilets que j’ai faits pour lui. Par le grand chien de la Madone ! si jamais je le retrouve, je lui crève les yeux avec mes ciseaux. »

Incidit in Scyllam qui vult vitare Charybdim.

À Scylla et en pareille circonstance, la citation est de rigueur. J’allai rejoindre mes compagnons qui se reposaient dans un café et déjeunaient de bon appétit avec un morceau de pain de munition et de l’eau à la neige. Toute petite qu’elle est, la ville est riche : elle fait, dit-on, un fructueux commerce de soie et vend cher ses vins, qui sont recherchés parmi ceux de la Calabre ; mais il faut un autre palais que le mien pour apprécier de gros vins violets, capiteux, à la fois âpres et sucrés, que je ne pouvais boire sans grimacer. Aussi pendant toute notre pénible marche jusqu’à Naples j’avais vite repris mes habitudes d’Orient ; dans un verre d’eau fraîche, je mettais la moitié d’une tasse de café noir, et je ne saurais trop recommander cette admirable boisson à ceux qui, en voyage, ont à lutter contre la chaleur, la fatigue et la soif.

Nous reprenons notre route, qui suit en corniche les bords de la mer. La végétation est splendide. La côte, coupée de ravins qui doivent être terribles en hiver, et qui maintenant ne sont que des ruisseaux, descend jusqu’au chemin sous une forêt d’orangers, de citronniers, d’azeroliers, de figuiers ; l’eau coule à leurs racines, le soleil dore leurs sommets, une herbe drue et forte les entoure. La nature nous monte à la tête et nous grise un peu ; l’un de nous cite le Tasse et parle des jardins d’Armide. Des hommes de Scylla marchent devant nous et se hâtent pour rejoindre Garibaldi, qu’on dit à Bagnara. Ils sont vigoureux, bruns de face et larges des épaules ; chaussés d’espadrilles, coiffés d’un haut bonnet de laine bleue à la marinière, les cuisses serrées dans une culotte presque collante retenue par une large ceinture où brille le manche d’un couteau, ils vont d’un pas régulier et ferme, portant sur l’épaule un long fusil qui, sauf la crosse, pareille aux vieilles crosses françaises, ressemble aux fusils albanais. Ils nous saluent d’un beau regard clair quand nous passons près d’eux, et crient : Viva la Talia una ! « Où vas-tu ? demandai-je à l’un d’eux. — A Venise ! » me répondit-il. — Un grand, navire à vapeur longe la côte ; il est chargé de troupes ; sur la dunette, sur les bastingages, sur les tambours, sur la passerelle, sur