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partis du Phare débarquaient sans cesse de nouvelles troupes, tous les officiers de l’état-major arrivaient. À chaque nouvelle figure qui entrait dans la maison, nos hôtes étaient repris de frayeur, et la voix du curé montait encore de trois ou quatre tons. Vers onze heures du soir, on nous proposa de souper ; nous acceptâmes, et bientôt nous entendîmes le râle sanglant d’un malheureux coq qu’on égorgeait à notre intention. Une heure après, nous étions servis, et nous prenions place devant des assiettes en terre de pipe, écornées pour la plupart, près desquelles étaient rangés des couverts en fer battu. Le curé et le syndic, parlant à la fois, nous expliquèrent qu’ils avaient envoyé leur argenterie à Naples pour la faire arranger à la mode nouvelle. Par un hasard qu’ils regrettaient, ils n’avaient à leur disposition que des couverts indignes de nos seigneuries, mais dont cependant nos excellences seraient assez bonnes pour se contenter. Nous ne répondions rien, car le métal des couverts nous importait peu ; mais un de nous, tirant de dessous sa casaque rouge une ceinture qui contenait environ 6,000 fr. en or, la remit au curé en lui disant : « Cette ceinture me gêne, veuillez me la garder jusqu’à demain matin. » Le curé devint écarlate et s’assit consterné, comprenant vaguement qu’on lui donnait une leçon, et ne sachant plus quelle contenance se faire.

Alors le colonel Spangaro, — un des cœurs les plus généreux que. je connaisse, — appropriant son langage à ces tristes intelligences, raconta ce que nous voulions faire, et en vertu de quel droit nous agissions. Passant bien vite à un argument ad hominem très frappant pour un prêtre calabrais, Spangaro lui nomma et pour ainsi dire lui expliqua tous les officiers qui dînaient ; le hasard avait voulu que ceux qui étaient réunis là, sous l’uniforme rouge, eussent quitté des positions indépendantes ou agréables pour venir servir, avec un désintéressement profond, la cause de la liberté. En entendant des titres auxquels il ne s’attendait guère, le pauvre curé ouvrait de grands yeux, et comprenait de moins en moins. « Mais alors, dit-il, ce général qui dort maintenant et que vous entourez de tant de respect doit être au moins quelque fils de roi ? — Non, lui répondit-on ; il est très intelligent et très brave, c’est à cause de cela qu’il est notre chef. » Le curé prit un air fin et secoua la tête pour nous bien prouver qu’il n’était point dupe de notre mensonge, mais qu’il respecterait l’anonyme dont le général Türr paraissait vouloir s’entourer. « Avez-vous une école ici ? » lui demandai-je. Il leva les bras au ciel avec effroi et me répondit : « Ah ! Dieu merci, non ! » Dans presque tous les villages du royaume de Naples que j’ai traversés, j’ai fait la même question, et j’ai obtenu la même réponse. Souvent et avec tristesse je me suis répété la phrase d’un