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mille ardeurs sans qu’on pût prévoir si elle était capable de les apaiser et de les convertir un jour en bonheur durable et vrai. Un point d’ailleurs restait voilé dans son bref récit, et ce point terrible, l’infidélité,… les infidélités qu’on lui attribuait, je voulais et ne voulais pas l’éclaircir. Je questionnais malgré moi ; elle s’en offensa.

— Vous voulez que je vous rende compte de ma conduite ? dit-elle avec hauteur. De quel droit ? Et pourquoi me faites-vous l’honneur de m’aimer, si d’avance vous ne m’estimez pas ? Est-ce que, moi, je vous questionne ? Est-ce que je ne vous ai pas accepté tel que vous êtes, sans rien savoir de votre passé ?

— Mon passé ! m’écriai-je. Est-ce que j’ai un passé, moi ? Je suis un enfant dont tout le monde a pu suivre la vie au grand jour, et jamais je n’ai eu de motifs pour cacher la moindre de mes actions. D’ailleurs, je vous l’ai dit et je peux l’attester sur l’honneur, je n’ai jamais aimé. Je n’ai donc rien à confesser, rien à raconter, tandis que vous,… vous qui repoussez la passion aveugle et confiante, et qui exigez un sentiment désintéressé, un amour idéal,… il vous faut imposer l’estime de votre caractère et donner des garanties morales à l’homme dont vous prenez la conscience et la vie.

— Voici la question bien déplacée, répondit-elle en tirant de son sein le billet que je lui avais écrit l’avant-veille. Je croyais que vous me demandiez de vous rendre digne de moi et de ne pas vous abandonner au désespoir. Aujourd’hui c’est autre chose, c’est moi qui apparemment implore votre confiance et vous supplie de me croire digne de vous. Tenez, pauvre enfant ! vous avez un caractère violent avec une tête faible, et je ne suis ni assez énergique ni assez habile pour vous apprendre à aimer ; je souffrirais trop, et vous deviendriez fou. Nous avons fait un roman. N’en parlons plus…

Elle déchira le billet en menus fragmens qu’elle sema dans l’herbe et dans les buissons, puis elle se leva, sourit, et voulut rejoindre sa belle-sœur. J’aurais dû la laisser faire, nous étions sauvés !… Mais son sourire était déchirant, et il y avait des larmes au bord de ses paupières. Je la retins, je demandai pardon, je m’interdis de jamais l’interroger. Les deux jours qui suivirent, je manquai cent fois de parole ; mais elle ne s’expliqua pas davantage, et les pleurs furent toute sa réponse. Je me haïssais de faire souffrir une si douce créature, car, malgré de nombreux accès de dépit et de vives révoltes de fierté, elle ne savait pas rompre : elle ignorait le ressentiment, et son pardon avait une infinie mansuétude.

George Sand.

(La troisième partie au prochain n°)