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ressemble à aucune autre, et qui par instinct a adopté cette politique, profonde sans le savoir, de laisser à ses adversaires tous les embarras de l’action.

On a cru qu’il y avait dans cette révolution quelques suggestions étrangères. Il n’en est rien : il n’y a pas de révolution plus nationale, plus populaire, plus instinctive que celle de Varsovie. Elle vient du peuple, et seulement du peuple. Nous trouvons à ce sujet quelques détails curieux dans les documens qui nous ont été communiqués.

On sait qu’il s’était formé en Pologne une société agricole qui tous les ans se réunissait à Varsovie et tenait huit jours de session ; un conseiller d’état russe assistait à cette session. Cependant on y parlait, on y discutait, on y délibérait : cela ressemblait à une sorte de parlement ; mais cette société ne songeait nullement à faire une manifestation politique. On parlait dans le peuple d’aller le 25 février, jour anniversaire de la bataille de Grochow en 1831, prier pour les morts de cette bataille. Le prince Gortchakof demanda à Saint-Pétersbourg s’il fallait empêcher cette démonstration religieuse et patriotique. La réponse du gouvernement russe est digne d’éloges : « on pouvait permettre de prier pour les morts polonais, si de l’autre côté on priait pour les morts russes. » Loin d’avoir pris l’initiative de cette manifestation, la Société agricole redoutait les suites qu’elle pourrait avoir. Ainsi le peuple de Varsovie n’a cédé à aucune suggestion étrangère ni supérieure ; ce qu’il a fait, il l’a fait par son instinct national, et l’attitude de patiente fermeté qu’il a prise, il ne la doit qu’à ses propres inspirations. La Société agricole était prudente, et elle avait raison de l’être ; si elle avait pris part au projet populaire, on n’aurait pas manqué de dire qu’il y avait là une conspiration ourdie par l’aristocratie polonaise et par son incorrigible esprit de nationalité.

Je ne suis pas moins frappé de la conduite qu’a tenue le prince Gortchakof que de celle qu’a tenue le peuple de Varsovie. Pendant que la population polonaise, qui est brave, ardente, enthousiaste, se borne à protester de sa nationalité, sans se révolter, sans prendre les armes, ne voulant même pas avoir sous sa main de quoi se défendre si on l’attaque, le prince Gortchakof, qui est un brave militaire, plein d’énergie et de fermeté, regrette qu’on ait fait un si douloureux emploi de la force brutale dans des circonstances d’un genre tout particulier ; il remet même aux Polonais le soin de maintenir l’ordre à Varsovie, et ceux-ci le maintiennent. Quand on a parlé à Paris du mouvement de Varsovie, tout le monde a cru qu’entre Polonais et Russes ce serait une effroyable lutte, une affreuse tuerie. Nos souvenirs nous trompaient. Nous voyons une ville polonaise qui célèbre religieusement et pacifiquement l’anniversaire d’une bataille, une population courageuse qui s’interdit l’emploi des armes, des Russes qui ne veulent pas attaquer des Polonais qui ne veulent pas se défendre, un gouverneur énergique sur le champ de bataille, mais intelligent dans la cité, qui comprend qu’il a affaire à une force morale et non à une force brutale, qui remet au peuple