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Il y a eu un moment où l’empereur Alexandre Ier a eu une grande popularité en Pologne, quand il favorisait avec politique et avec générosité le réveil de la nationalité polonaise, quand il semblait s’unir, par cette nationalité qu’il ranimait, aux sentimens et à la cause de la France libérale. L’empereur Alexandre II peut retrouver cette popularité, qui est une grande force dans l’état actuel de l’Europe ; il peut, par la réconciliation entre la Russie et la Pologne, accomplir une des plus grandes œuvres du XIXe siècle, ou bien, comme le disait le comte André Zamoïsky au prince Gortchakof, devenir l’objet de la haine universelle en convertissant en un monceau de ruines la Pologne, décidée à rester désarmée et patiente.

Ces deux derniers mots : désarmée et patiente, caractérisent la nouvelle révolution polonaise. J’avoue sincèrement que, de toutes les nouvelles qui m’arrivaient de Varsovie, celle qui m’indiquait l’attitude décidée et patiente de la population était celle qui m’étonnait le plus. Une insurrection sans armes, sans combat, des martyrs et non des révoltés, ces martyrs vainquant le gouvernement par leur fermeté passive, qu’est-ce que tout cela voulait dire ? La conversation du comte André Zamoïsky avec le prince Gortchakof, gouverneur de la Pologne, exprime si curieusement cette contenance singulière de la révolution polonaise, que je veux la citer, telle qu’elle est racontée dans les documens que j’ai sous les yeux. Après les funérailles des victimes du 27 février, faites le samedi 2 mars dans le plus grand ordre, le prince Gortchakof, gouverneur de Pologne, fit prier le dimanche le comte André Zamoïsky, président de la Société agricole, de venir au palais, et le remercia d’avoir su maintenir la tranquillité dans la ville. — Ce sont les étudians qui l’ont maintenue, répondit le comte André. — Il faudrait que leur service continuât. — Mais, prince, ils ont autre chose à faire. — Non, non ; vous avez prouvé que toute la ville vous obéit. — Puis, s’animant et prenant un autre ton, le prince Gortchakof continua : — Du reste, je ne vous crains pas ; j’ai maintenant des troupes. — Nous sommes prêts à recevoir vos balles. — Non ! nous nous battrons. — Nous ne nous battrons pas, vous nous assassinerez. — Si vous voulez des armes, je vous en donnerai. — Nous ne nous en servirons pas.

Dès le vendredi 1er mars en effet, la population avait pris cette attitude désarmée et passive. Les Russes avaient laissé des faisceaux d’armes sur la place, pensant que le peuple s’en emparerait et que le feu s’engagerait ; les étudians firent reporter et enfermer toutes ces armes dans l’hôtel-de-ville. Ils arrêtèrent même comme agens provocateurs tous ceux qui venaient offrir au peuple de la poudre et des armes.

Tout cela assurément est invraisemblable, et pourtant tout cela est vrai, je suis forcé de le croire. Tout cela pourra-t-il durer, et le peuple gardera-t-il longtemps cette attitude de martyr invincible ? On m’assure qu’il la gardera. Examinons maintenant en quelques mots d’où vient cette inspiration singulière ; tâchons de bien comprendre cette révolution polonaise, qui ne