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de Buffon à Cuvier et à Geoffroy Saint-Hilaire, tous les botanistes, tous les zoologistes les ont employés pour désigner des choses très différentes. Si quelques-uns ont désigné la race par l’expression de variété héréditaire, cette différence dans les mots ne touche en rien aux idées ; la distinction qui existe dans les faits est toujours traduite par le langage. Or c’est cette distinction que l’école américaine semble ici oublier entièrement. Pour elle, il n’y a plus dans la nature de races, de variétés ; il n’y a que des espèces. Toutefois, si homme de parti-pris que l’on soit, il est des faits qu’on ne peut méconnaître. Morton s’est vu obligé d’établir des catégories d’espèces, et alors où est-il allé chercher ses moyens de distinction ? Dans les croisemens, dans le plus ou moins de fécondité qui les accompagne, exactement comme ces naturalistes européens dont il oubliait les travaux quelques lignes auparavant.

Une fois arrivée sur ce terrain, que l’Europe scientifique explore avec tant de soin depuis les temps de Linné et de Buffon, l’école américaine va-t-elle s’inquiéter, soit pour les adopter, soit pour les combattre, des résultats déjà obtenus ? Non. Elle distingue bien les espèces entre lesquelles tout croisement est impossible, celles qui ne donnent que les hybrides inféconds, mais elle confond dans la même catégorie toutes celles dont le croisement donne un produit fécond à un degré quelconque. Ainsi la fécondité, limitée à deux ou trois générations, s’éteignant d’elle-même, ou ramenant par des phénomènes de retour les descendans aux types des ancêtres, est assimilée par Morton et ses disciples à cette fécondité indéfinie, absolue, qui relie et fusionne par des intermédiaires sans nombre les groupes les plus disparates à l’œil. Toutes les expériences si précises des Kœlreuter, des Gaertner, des Knight, des Wiegmann, sur les végétaux, toutes celles des Buffon, des Frédéric Cuvier, des Geoffroy Saint-Hilaire, des Flourens, des Isidore Geoffroy, sur les animaux, tous ces faits, si faciles à recueillir dans nos jardins, dans nos volières, dans nos ménageries, sont regardés par eux comme non avenus. De bonne foi, est-ce là procéder d’une manière sérieuse, et en agissant ainsi l’école américaine a-t-elle mérité ces éloges bruyans que lui prodiguent quelques anthropologistes au dire desquels la science, encore courbée en Europe, et particulièrement en France, sous le joug de préjugés déplorables, ne serait qu’une sorte d’esclave qui aurait trouvé en Amérique seulement la liberté dont elle a besoin[1] ?

Du moins, grâce à cet oubli des travaux de leurs prédécesseurs, les anthropologistes américains parviennent-ils à des conclusions

  1. Ces assertions de quelques polygénistes sont d’autant plus singulières que, sans remonter jusqu’à La Peyrère, toutes leurs théories ont pris naissance en France.