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Sans mériter au même degré un reproche dont le lecteur peut maintenant comprendre toute la gravité, les chefs de l’école américaine sont loin d’avoir mis dans l’exposé de leur doctrine toute la clarté qu’exige une discussion scientifique. Morton, Nott, Gliddon, ne disent rien de la race, et se bornent à définir l’espèce. Ces définitions sont tellement vagues qu’il est bien difficile d’en faire des applications précises. Voici celle de Morton : — « l’espèce est une forme organique primordiale. » — Pour Nott, l’espèce est « un type ou une forme organique permanente, ou qui n’a subi aucun changement pendant des siècles sous des influences opposées de climat. » On voit que ces définitions ne tiennent compte que de la forme, des caractères matériels. L’idée physiologique de filiation n’y entre pour rien, si bien qu’en se plaçant à ce point de vue, les mauchamps, les ancons, si différens de leur père et de leur mère, constitueraient des espèces distinctes de celle d’où ils sont sortis, et que le durham serait une espèce nouvelle qu’on devrait ajouter au genre bœuf.

Les polygénistes américains ne pouvaient évidemment se dissimuler à eux-mêmes ce que ces définitions ont d’incomplet et de peu précis. Ils ont essayé de les rendre plus rationnelles en admettant qu’il existe plusieurs sortes d’espèces[1]. Alors seulement, ils ont tenu compte de la filiation ; mais alors aussi la logique impérieuse des faits les a conduits si près de tous les naturalistes, qu’en faisant un pas de plus ils auraient conclu comme eux. Morton admet trois espèces d’espèces : « les espèces éloignées (remote species), entre lesquelles il ne se produit jamais d’hybrides ; les espèces alliées (allied species), qui produisent entre elles, mais dont les hybrides sont inféconds ; les espèces voisines (proximate species), qui produisent entre elles des hybrides féconds. » Nott et Gliddon, après avoir adopté les trois sortes d’espèces de leur maître, ajoutent encore le groupe, et le définissent ainsi : « Par ce terme, nous comprenons toutes ces races ou espèces voisines qui se ressemblent le plus étroitement par leur type, et dont la distribution géographique appartient à certaines provinces zoologiques, par exemple le groupe des Américains aborigènes, ceux des Mongols, des Malais, des nègres, et ainsi de suite. » Nous avons cru devoir traduire littéralement ces deux passages : peu de mots suffiront pour montrer les conséquences qui en ressortent.

Remarquons d’abord chez MM. Nott et Gliddon l’assimilation complète des deux mots race et espèce. En Europe, de Linné à de Caridolle,

  1. Il est évident que cette idée d’admettre plusieurs espèces d’espèces ne serait jamais venue à un naturaliste, qu’il se fût occupé de botanique ou de zoologie.