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le rendre suspect de conspiration contre la vie du souverain et de manœuvre criminelle dans la pensée de s’emparer de l’empire, et Eutrope lui prépara une accusation de lèse-majesté. Timasius entretenait fort inconsidérément dans sa maison, comme client et parasite, un homme décrié de mœurs, ancien charcutier, chassé de Laodicée pour ses vols, puis de Constantinople, où Timasius l’avait fait rentrer par son crédit. Avec cela, Bargus (c’était son nom), doué d’un grand savoir-faire et de beaucoup d’esprit naturel, insinuant, flatteur, conteur joyeux, avait su se rendre nécessaire au vieux soldat. À la première ouverture que lui firent les agens d’Eutrope, il ramassa des pièces qu’on pouvait rendre compromettantes pour son maître (l’histoire assure même qu’il les fabriqua), et elles furent de nature à comprendre dans l’accusation du consulaire son fils Syagrius, sa femme Pentadia, et bon nombre de ses amis. L’eunuque en cela poursuivait un double but : l’anéantissement d’une maison qui lui était ennemie et l’exploitation d’une mine d’or, car les confiscations qui suivraient le procès devaient être considérables. Les pièces envoyées par Bargus furent mises sous les yeux de l’empereur.

Bien qu’Eutrope les connût déjà, il parut, en les lisant, épouvanté des périls du prince, et ne négligea rien pour l’effrayer lui-même. Cette affaire, suivant lui, compromettait de si hauts personnages et pouvait s’étendre si loin, qu’il importait beaucoup que l’empereur en personne présidât au jugement : ne devait-il pas voir de ses yeux quels étaient ses amis et ses ennemis ? Au fond, Eutrope, grâce à ses fonctions de chambellan qui le retenaient près d’Arcadius, voulait surveiller la marche des choses et la conduite des juges. Arcadius évoqua donc l’affaire ; mais les juges, qu’il fallut prendre dans les rangs élevés de l’administration, montrèrent une indépendance à laquelle l’eunuque ne s’attendait pas. Ils furent presque unanimes à blâmer un procès entamé sur la simple dénonciation de Bargus. « Est-il convenable, est-il digne, répétait-on, de recevoir partie contre un consulaire, un misérable vendeur de saucisses banqueroutier, — contre un protecteur, son obligé ? » La liberté de paroles dont on usait commençant à émouvoir Arcadius, le chambellan conseilla à son jeune maître de remettre le jugement à une commission de deux membres, afin de lui épargner de tristes débats. La commission se scinda en deux, un des membres ayant été pour l’absolution, l’autre pour la condamnation ; mais ce dernier l’emporta, et Timasius fut condamné à un exil perpétuel dans l’île d’Oasis, en Égypte. Son fils, sa femme, ses prétendus complices furent également frappés de diverses peines. Les soldats envoyés pour le saisir parvinrent à s’emparer de lui, mais Syagrius s’échappa ; Pentadia en fit autant et se réfugia dans l’église avec