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d’un mot les difficultés les plus graves, de fouler aux pieds les règles de l’art. Tu déclareras beau ce qui te plaît, laid ce que tu ne comprends pas, vrai ce que tu décides, faux ce que tu ignores. Plus la foule te verra arrogant, plus elle sera convaincue que ton goût est supérieur au nôtre.

PASION.

Prends garde, je sens le poignard sous tes paroles.

AGORACRITE.

Comme sous les branches de myrte d’Harmodius et d’Aristogiton. Je vois, Pasion, que tu connais mal les artistes, race ingrate, qui hait les bienfaits que tu lui prépares, race redoutable, qui rit des âmes laides autant que des corps mal faits. Je vais te rendre un dernier service. Regarde ces jeunes gens qui nous écoutent silencieux. Jusqu’ici tu as feint de les admirer, tu t’es fait humble, insinuant, parce que tu avais besoin d’eux. Dès que tu seras puissant, change de conduite. Ferme-leur ta porte comme à des importuns ; marque-leur le dédain que mérite leur pauvreté, et l’ennui que t’inspirent leurs intérêts, que tu devrais défendre. Prouve-leur que le talent n’est rien, en les condamnant à avoir faim, que ta volonté est tout, en leur préférant les artistes les moins habiles. Favorisé ceux qui te flattent, oublie ceux qui se taisent, écrase ceux qui te critiquent. Tu ne saurais nous traiter avec trop de dureté pour te venger d’être méprisé de nous, et ce n’est qu’à force d’insolence que tu te consoleras d’être indigne de nous commander.

PASION.

J’aurai de la mémoire, Agoracrite ; tu avoueras le premier que je profite de tes conseils.

AGORACRITE.

Et tu t’en trouveras bien, car dès lors il ne te restera plus qu’à accroître tes richesses et à vivre au sein des plaisirs. Pour gagner ta bienveillance, nous serons forcés de te préparer à vil prix des demeures magnifiques. Tu ne manqueras pas, en protecteur zélé des arts, d’accorder une attention particulière aux joueuses de flûte et aux danseuses. Heureux Pasion !

PASION.

Suis-moi, Bodastoreth. Nous sommes demeurés ici trop longtemps.

AGORACRITE.

Oui, Bodastoreth, suis-le, et surtout persuade-lui de visiter avec toi les plus lointains pays. Ne redoutez ni les Lestrigons ni les Lotophages, franchissez les colonnes d’Hercule, naviguez ensemble jusqu’aux îles Cassitérides. Peut-être finirez-vous par découvrir chez les barbares quelque peuple capable de subir un Pasion.

PASION.

La mesure est comblée, et je jure…

AGORACRITE.

Il me semble, en effet, que la mesure est comblée. Je n’ai plus rien à te dire. Aussi bien j’aperçois Phidias qui s’approche. S’il nous faisait un seul signe, nous te ferions rouler du haut en bas de l’Acropole. (Pasion et Bodastoreth s’éloignent à la hâte.) Eh bien ! mes amis, vous avais-je trompés ?