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PASION.

Pour le coup ; je ne puis croire que tu me traites en ami, Agoracrite.

AGORACRITE.

Attends encore et écoute-moi avant de te plaindre.

PRAXIAS.

Il faut l’écouter, Pasion.

AGORACRITE.

Phidias, dont je ne dois dire aucun mal, est un divin sculpteur ; il entend à merveille l’architecture ; il a été peintre. Cependant vois comment il nous dirige ! avec quelle lenteur marchent les travaux ! Il ne veut rien que de parfait ; il croit que les belles œuvres, semblables aux fruits savoureux, ne mûrissent qu’à l’aide du temps. Chaque pierre est examinée, chaque figure étudiée, chaque détail traité minutieusement. La plus stricte économie préside à toutes ses dépenses, comme si l’argent ne sortait pas des coffres de l’état. Il semble que nous travaillions, non pour notre plaisir, mais pour la gloire, non pour nous, mais pour la postérité. Cette délicatesse est surannée, ce culte de l’art ridicule : c’était bon au temps du roi Cécrops.

PASION.

Ou après le déluge de Deucalion.

AGORACRITE.

Ta réflexion est très ingénieuse. Tandis que si l’on met à la tête de nos entreprises un ignorant tel que toi…

PASION.

Je…

AGORACRITE.

Ne m’interromps pas,… un ignorant tel que toi, il ne connaîtra ni les scrupules ni les obstacles, et tout s’achèvera rapidement. Les monumens seront défectueux ? — Nous sommes pressés de jouir. Leur durée sera compromise ? — Que nos petits-fils les recommencent ! Les mauvais artistes seront préférés aux bons ? — Il faut que tout le monde vive. L’or sera prodigué follement ? — Le trésor de Délos est inépuisable. Enfin tu es l’homme le plus propre à renouveler les prodiges d’Amphion, qui bâtissait les murailles de Thèbes, bien qu’il ne sût rien, sinon jouer de la lyre.

PASION.

Mais je sais dessiner, Agoracrite ; j’ai même fréquenté l’atelier de Polygnote. Je ne puis donc souffrir que tu me railles à l’égal d’un Béotien.

AGORACRITE.

Quoi ! tu as manié l’ocre rouge ! tu as copié la tête de Priam ou le cheval de Troie ! Loués soient les dieux ! nous échappons au seul danger que je redoutais encore.

PASION.

Quel danger ?

AGORACRITE.

L’homme modeste, qui s’avoue qu’il ne sait rien, se défie de lui-même. Il respecte les maîtres, s’entoure de bons conseillers et leur demande, pour se conduire, les lumières qui lui manquent. Une telle docilité t’avilirait. Mais dès que tu as passé quelques semaines dans l’atelier de Polygnote, tu as le droit de ne plus écouter personne, de t’estimer infaillible, de trancher