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toute opposition commençait à lui devenir une insulte ; le ridicule surtout l’exaspérait. Afin de mettre un terme aux risées qui le poursuivaient jusqu’aux côtés du prince dont il était le conseiller suprême, il songea à se rendre redoutable, et pour y réussir, il jeta d’abord son dévolu sur deux victimes.

Le choix de la première lui fut inspiré par le plus mauvais sentiment de ses plus mauvais jours, par une basse rancune, d’esclave échappé qui se retrouve en face de ses anciens maîtres, irrité des coups qu’il en a reçus, plus irrité peut-être de leurs bienfaits qu’il n’ose s’avouer : Eutrope s’en prit à cet Abundantius qui l’avait fait admettre par commisération dans la domesticité du palais impérial, et dont la vue lui rappelait incessamment sa misère passée. Qu’était-il arrivé entre ces deux hommes depuis l’élévation du premier ? Le protégé d’autrefois avait-il voulu prendre vis-à-vis du protecteur des airs insolens que celui-ci avait dû réprimer ? On ne sait pas. Quoi qu’il en soit, Abundantius se vit tout à coup accusé du crime de lèse-majesté, sur la provocation d’Eutrope. Reconnu coupable aussitôt qu’accusé, le malheureux fut relégué à Pityonte en Colchide, où, sans la pitié des sauvages habitans du lieu, il serait mort de faim, tandis que l’eunuque faisait main-basse sur ses biens. On plaignit la victime, mais on ne fut pas fâché que sa qualité de bienfaiteur eût mis en relief la noire ingratitude de l’obligé. On y reconnut aussi un avertissement de l’esclave à ses anciens maîtres, auxquels il semblait dire par ce terrible exemple : « Que vous ayez été méchans ou bons pour moi, que je vous doive du bien ou du mal, oubliez-moi. Vous rappeler que j’ai été votre esclave, c’est offenser le prince qui m’a fait son ministre. »

Le choix de la seconde victime, prise dans les plus hauts rangs de la société de Constantinople, et tout à côté du trône, eut une signification plus générale et non moins menaçante. Eutrope s’adressa à un personnage consulaire, maître de la cavalerie en 386, des deux milices en 389, consul la même année, et commandant en chef des troupes romaines, avec Stilicon, en 394, au combat de la Rivière-Froide ; cet éminent personnage se nommait Timasius. Amoureux de la guerre, qu’il avait faite toute sa vie, il portait dans les relations du monde un peu des habitudes des camps ; sa parole était aigre et cassante, son caractère porté au blâme, et il qualifiait de sincérité une critique souvent imprudente de ce qui se passait sous ses yeux. Théodose, dont il avait été le familier et l’ami, lui pardonnait sa rudesse en raison de ses grands services. Il n’en fut pas de même à la nouvelle cour, où le vieux général, choqué de tant de choses ignominieuses, s’exprima librement sur le compte d’Eutrope, en mêlant l’empereur à ses propos. C’en était assez pour