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deux ! Vous êtes donc décidé à faire de l’esprit et à vendre des mots ? Eh bien ! vous serez toujours misérable. Achetez pour revendre ou vendez pour racheter, il n’y a que cela au monde ; mais vous ne me comprenez pas et vous me méprisez. Vous dites : Voilà un brocanteur, un usurier, un crocodile ! Pas du tout, mon cher ; je suis un excellent homme, d’une probité reconnue ; j’ai la confiance de beaucoup de grands personnages. Des gens de mérite, des philanthropes, des savans même me consultent et reçoivent mes services. J’ai du cœur, je fais plus de bien en un jour que vous n’en pourrez faire en vingt ans ; j’ai la main large, et molle, et douce ! Eh bien ! ouvrez la vôtre si vous avez besoin d’un ami, et vous verrez ce que c’est qu’un bon Juif qui est bête, mais qui n’est pas sot.

Je ne songeai point à me fâcher de ce ton à la fois insolent et amical de protection bizarre. L’homme était réellement tout ce qu’il disait être, bête au point de blesser sans en avoir conscience, assez bon pour faire avec plaisir des sacrifices, fin au point d’être généreux pour se faire pardonner sa vanité. Je pris le parti de rire dp son étrangeté, et comme il vit que je n’avais aucun besoin de lui, mais que je le remerciais sans dédain et sans orgueil, il conçut pour moi un peu plus d’estime et de respect qu’il n’avait fait à première vue. Nous nous quittâmes très bons amis. Il eût bien voulu m’avoir pour compagnon de sa promenade, il craignait de s’ennuyer seul ; mais l’heure approchait où Obernay avait promis de rentrer, et je doutais que ce nouveau visage lui fût agréable. Ayant donc pris congé du Juif et m’étant fait indiquer le sentier que devait suivre Obernay pour revenir, je partis à sa rencontre.

Nous nous retrouvâmes au bas des glaciers, dans un bois de pins des plus pittoresques. Obernay rentrait avec plusieurs guides et mulets qui avaient transporté une partie des bagages de son ami. Cette bande continua sa route vers la vallée, et Obernay se jeta sur le gazon auprès de moi. Il était extrêmement fatigué : il avait marclié dix heures sur douze sur un terrain non frayé, et cela par amitié pour moi. Partagé entre deux affections, il avait voulu juger des difficultés et des dangers de l’entreprise de M. de Valvèdre, et revenir à temps pour ne pas me laisser seul une journée entière.

Il tira de son bissac quelques alimens et un peu de vin, et, retrouvant peu à peu ses forces, il m’expliqua les procédés d’exploration de son ami. Il s’agissait, non comme M. Moserwald me l’avait dit, d’atteindre la plus haute cime du Mont-Rose, ce qui n’était peut-être pas possible, mais de faire, par un examen approfondi, la dissection géologique de la masse. L’importance de cette recherche se reliait à une série d’autres explorations faites et à faire encore sur toute la chaîne des Alpes-Pennines, et devait servir à confirmer ou