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d’Ecosse, il a pris son bâton, a dessiné une tombe sur le gazon et m’a dit : « C’est là que je veux reposer ; mais point de pierre tumulaire, un simple banc de gazon. Oh ! que je serai bien là ! » J’ai cru qu’il se sentait malade, qu’il prévoyait sa fin prochaine. » Voilà bien un de ces éclairs de haute et poétique mélancolie qui illuminent parfois d’un rayon le front de Lamennais comme une caresse charitable de cette nature qu’il dédaigna trop, ou qui transfigurent pour un instant dans une lumière puisée au foyer éternel l’aspect anguleux et sec de ce visage qui ignora trop le sourire et la grâce. Plût au ciel que le désir qu’il exprima eût été exaucé, et que son âme eût conservé assez de paix pour ne pas désirer une autre sépulture ! Le vieux prêtre breton eût mieux reposé sous ce banc de gazon que dans la sinistre fosse commune où il voulut faire jeter sa dépouille mortelle. Et cependant je ne suis pas de ceux qui blâment cette dernière résolution, et qui y voient un dernier défi et une dernière colère. Cette sépulture dans la fosse commune n’a rien que de conforme à la vie entière de Lamennais, à la nature de son âme et au caractère particulier de ses opinions démocratiques, car la démocratie de Lamennais est à son insu singulièrement évangélique, et jusque dans cette sépulture de la fosse commune qu’il choisit comme un hommage suprême à ses opinions démocratiques, il montra la profonde empreinte que l’influence ecclésiastique et les doctrines chrétiennes avaient laissée en lui. Sa démocratie repose sur un sentiment exclusivement chrétien, l’amour des pauvres, des petits, l’amour des pauvres pour eux-mêmes, pour leur condition même et leurs misères. C’est là, dis-je, un sentiment essentiellement ecclésiastique et catholique, et Lamennais en fut possédé toute sa vie. Dans ce vœu suprême, le démocrate ne fut pas en désaccord avec le prêtre ; ce fut un dernier témoignage d’amour et de charité envers ceux qu’il appelait maintenant ses frères en humanité, et qu’il avait appelés autrefois avec l’église les membres souffrans et préférés de Jésus-Christ.

La passion tient peu de place dans la vie de Maurice ; il semble n’avoir jamais connu les emportemens et les violences extrêmes de l’amour, et en tout cas il n’est fait aucune allusion à cette maladie de l’âme dans son journal et sa correspondance. Dans sa première jeunesse, et avant son séjour à La Chênaie, il avait éprouvé, dit-on, une peine de cœur ; mais la blessure fut sans doute légère et n’eut pas grand’peine à se cicatriser, car l’âme de Maurice n’en laisse voir aucune trace. Que fut cet amour mystérieux ? Une souffrance véritable, ou bien une crise de l’adolescence, un de ces épanouissemens de cœur qui sont semblables à l’épanouissement des fleurs sous les ondées d’avril ? On ne sait. Ce qui est probable, c’est que cet amour passa vite à l’état de souvenir. Deux fois seulement on voit une ombre de femme se réfléchir dans le miroir poli du journal où Maurice fixe les images que la nature lui présente, la première fois sous la forme indistincte d’un rêve, la seconde fois sous la