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une ineffable volupté, un amour prodigieux du ciel et de Dieu. » En lisant de semblables lignes, on se dit que la France méprise un peu trop ses propres gloires. Nos germanisans admirent fort le sentiment profond de Novalis pour la nature et sa pénétration à surprendre les pensées cachées sous les formes, et cependant j’ose demander si ces lignes ne seraient pas dignes de Novalis, et s’il en est beaucoup chez le rêveur allemand qui les égalent en force et en netteté. C’est à beaucoup d’égards un Novalis français que Maurice de Guérin, un Novalis mort prématurément aussi, mais qui n’a même pas eu, comme son frère allemand, le bonheur de donner sa première moisson. L’observation de ces concordances entre le monde extérieur et le monde de l’esprit n’est pas le seul point commun que Bernardin ait avec Maurice. Tous deux possèdent un certain sentiment d’intimité avec les objets extérieurs que n’ont pas connu les autres grands peintres français de la nature, Jean-Jacques Rousseau et Chateaubriand. Seulement cette intimité ne va jamais chez Bernardin au-delà d’une certaine bienveillance souriante et presque protectrice. Je ne sais pourquoi, il me semble trouver une ressemblance entre son sentiment de la nature et ses opinions morales et philosophiques, et pourquoi il me paraît être dans l’ordre de l’art et de poésie ce que la philanthropie est dans l’ordre de la charité. L’intimité de Bernardin avec les objets extérieurs n’est pas une intimité d’égal à égal, mais une sorte de sociabilité bienveillante. Il n’en est pas ainsi du sentiment de Maurice : son intimité avec la nature est une véritable amitié. Il traite en camarades les objets extérieurs ; il parlera des nuages de Bretagne comme d’une bande d’écoliers amis en récréation : « Ils sont en fuite vers l’orient. J’aime assez cette attitude fuyante des nuages ; il y en a qui semblent se regarder comme pour se porter un défi de vitesse. » Et plus tard, à Paris, lorsqu’il sera privé de la nature, il embrassera comme un frère le lilas de son petit jardin de la rue d’Anjou Saint-Honoré, en chantant pour eux deux seuls d’une voix pleine de larmes un vieil air de Jean-Jacques Rousseau : Que le jour me dure !

J’ai dit qu’aucun Français n’avait eu un sentiment aussi profond de la nature que Maurice de Guérin : la meilleure preuve que je puisse donner de cette assertion, qui paraîtra audacieuse peut-être, c’est l’admirable fragment du Centaure, les seules pages qu’il ait écrites avec une préoccupation d’art, les seules qui ne soient pas un reflet immédiat de sa rêverie du moment. Dans ces pages, ce que j’admire surtout, c’est l’effort prodigieux d’imagination qu’a fait Guérin pour exprimer la vie d’un être primitif et pour ainsi dire rudimentaire, et pour rendre les rapports de cet être avec les forces élémentaires de la nature. Cet effort est tellement grand qu’un jeune ami à qui je fais lire ce fragment exprime son admiration et sa surprise par quelques mots judicieux et vrais que je recueille en passant, et qui, sous une apparence critique, sont le plus grand éloge qu’on puisse faire de ces pages. « Le style, me dit-il, est d’une telle intensité