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venir le roi, et puis se referment sur son passage. Le soleil couché, quelques-uns de ces nuages s’en reviennent et remontent dans le ciel, emportant les plus belles couleurs. Les plus lourds restent là aux portes du palais comme une compagnie de gardes aux cuirasses dorées.

« Hier c’était une immense bataille dans les plaines humides. On eût dit, à voir bondir les vagues, ces innombrables cavaleries de Tartares qui galopent sans cesse dans les plaines de l’Asie. L’entrée de la baie est comme défendue par une chaîne d’îlots de granit : il fallait voir les lames courir à l’assaut et se lancer follement contre ces masses avec des clameurs effroyables ; il fallait les voir prendre leur course et faire à qui franchirait le mieux la tête noire des écueils ! Les plus hardies et les plus lestes sautaient de l’autre côté en poussant un grand cri ; les autres, plus lourdes ou plus maladroites, se brisaient contre le roc en jetant des écumes d’une éblouissante blancheur, et se retiraient avec un grondement sourd et profond comme les dogues repoussés par le bâton du voyageur. »


On a rapproché avec raison les noms de Maurice de Guérin et de Bernardin de Saint-Pierre. Bernardin est en effet le seul peintre de la nature qui chez nous puisse être rapproché de Maurice, qui l’admirait beaucoup et en parle avec goût et profondeur. « Plaisir épuisé. J’ai lu la dernière page des Études de la Nature. C’est un de ces livres dont on voudrait qu’ils ne finissent pas. Il y a peu à gagner pour la science, mais beaucoup pour la poésie, pour l’élévation de l’âme et la contemplation de la nature. Ce livre dégage et illumine un sens que nous avons tous, mais voilé, vague et privé presque de toute activité, le sens qui recueille les beautés physiques et les livre à l’âme, qui les spiritualise, les harmonise, les combine avec les beautés idéales, et agrandit ainsi sa sphère d’amour et d’adoration. » Ces paroles expriment parfaitement tout un côté du talent de Bernardin qui lui est commun avec Maurice. Non-seulement Bernardin est un grand paysagiste, mais il est le premier et presque le seul Français qui ait eu l’idée de ce qu’on peut appeler le symbolisme de la nature, qui ait reconnu qu’il existait des concordances mystérieuses et des affinités entre les objets extérieurs et l’âme humaine, qui ait essayé de trouver un langage pour exprimer les rapports secrets du monde moral et du monde matériel. Ce sentiment, qui, chez Bernardin, n’est qu’ingénieux et subtil, qui se perd souvent dans une sorte de marivaudage sentimental et alambiqué de naturaliste sensible, existe chez Maurice au plus haut degré, et y possède toute la force d’un instinct. « Notre œil intérieur est fermé, dit-il admirablement, il dort, et nous ouvrons largement nos yeux terrestres, et nous ne comprenons rien à la nature, ne nous servant pas des yeux qui nous la révéleraient, réfléchie dans le miroir de l’âme. Il n’y a pas de contact entre la nature et nous ; nous n’avons l’intelligence que des formes extérieures et point du sens, du langage intime, de la beauté en tant qu’éternelle et participant à Dieu, toutes choses qui seraient limpidement retracées et mirées dans l’âme douée d’une merveilleuse faculté spéculaire. Oh ! ce contact de la nature et de l’âme engendrerait