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d’un paysage, ce qu’on peut appeler la faculté d’évoquer le genius loci. C’est le privilège que possède Maurice de Guérin ; il sait évoquer l’âme d’un phénomène naturel et rendre la physionomie personnelle d’un paysage par une image grande, forte et libre, qui ne tombe jamais dans l’allégorie, et qui surgit devant nous comme une personne vivante. Citons quelques-unes de ces libres images où tous les traits épars du paysage et toutes les sensations inarticulées du spectateur se combinent sans efforts et surgissent devant nous sous la forme d’une lumineuse apparition.


« J’ai vu le printemps, et le printemps au large, libre, dégagé de toute contrainte, jetant fleurs et verdure à son caprice, courant comme un enfant folâtre par nos vallons et nos collines, étalant conceptions sublimes et fantaisies gracieuses, rapprochant les genres, harmonisant les contrastes, à la manière ou plutôt pour l’exemple des grands artistes.

« Encore de la neige, giboulées, coups de vent, froidure. Pauvre Bretagne ! tu as bien besoin d’un peu de verdure pour réjouir ta sombre physionomie ! Oh ! jette donc vite ta cape d’hiver et prends-moi ta mantille printanière, tissue de feuilles et de fleurs. Quand verrai-je flotter les pans de ta robe au gré des vents ?

« J’ai visité nos primevères ; chacune portait son petit fardeau de neige et pliait la tête sous le poids. Ces jolies fleurs, si richement colorées, faisaient un effet charmant sous leurs chaperons blancs. J’en ai vu des touffes entières recouvertes d’un seul bloc de neige : toutes ces fleurs riantes, ainsi voilées et se penchant les unes sur les autres, semblaient un groupe de jeunes filles surprises par une ondée et se mettant à l’abri sous un tablier blanc.

« La verdure gagne à vue d’œil ; elle s’est élancée du jardin dans les bosquets, elle domine tout le long de l’étang ; elle saute pour ainsi dire d’arbre en arbre, de hallier en hallier, dans les champs et sur les coteaux, et je la vois qui a déjà atteint la forêt et commence à s’épancher sur son large dos.

« Quelques pointes de verdure précoce pointaient par-ci par-là, et à la couleur rouge et animée des bois, on reconnaissait que la vie et la chaleur montaient au front de la nature, et qu’elle était toute prête à s’épanouir.

« La Chênaie me fait l’effet d’une vieille bien ridée et bien chenue redevenue, par la baguette des fées, jeune fille de seize ans et des plus gracieuses. Elle a toute la fraîcheur, tout l’éclat, tout le charme mystérieux de la virginité. Mais, mon Dieu, que cela durera peu ! M. Féli nous montrait hier des feuilles déjà percées et échancrées par les insectes.

« Ce maudit vent d’ouest a envahi le ciel avec ses innombrables troupeaux de nuages et nous inonde de pluie. On croirait voir passer l’hiver là-haut avec son triste cortège. Rien de plus affligeant que ce contraste de la terre verdoyante, de ce tapis si riche, si merveilleusement diapré que le printemps a tendu sur la surface de la terre pour y poser ses beaux pieds, avec la voûte céleste toute noircie par des nuages pluvieux ; je me figure un mariage dans une église tendue de noir.

« Le coucher du soleil est ravissant. Les nuages qui l’ont escorté vers l’occident s’ouvrent à l’horizon comme un groupe de courtisans qui voient