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de la nature. Personne d’ordinaire n’oserait affirmer que la vie aurait réalisé les espérances que donnait un talent fauché dans sa fleur, car on obtient toujours moins qu’on n’espère ; mais avec Maurice de Guérin on peut hardiment affirmer que la France a perdu en germe une de ses gloires, tant l’espérance a été près de la réalisation. Il ne laisse que des notes éparses, un journal intime, quelques lettres écrites à des amis ; mais tous ces fragmens, qui n’étaient pas destinés à la publicité, sont écrits dans une langue irréprochable. L’instrument est parfait et attend des sujets dignes de lui. Ses moindres lettres sont écrites avec un soin, un scrupule, une correction que n’ont pas toujours les correspondances. Il y a telle de ses lettres, celle qui porte la date de février 1854, et qui est adressée à Hippolyte de La Morvonnais par exemple, que l’on peut sans crainte donner pour un vrai chef-d’œuvre. Un journal intime est d’ordinaire plein de brusqueries de langage, de hardiesses incorrectes ; ici c’est tout le contraire. Le journal de Maurice est d’un style admirable, très correct et très facile en même temps, plein d’intensité, sans contrastes heurtés, sans hachures ni brusqueries, sans irrégularités d’aucune sorte. Maurice ne connaît pas les effets, les tons violens, les jeux de style ; le sentiment particulier que le poète avait en lui, et qu’il cherchait à rendre, était digne d’un tel instrument. Le sentiment de la nature qui est en Maurice est d’une telle force et d’une telle originalité, que bien qu’il ne se montre à nous (à une seule exception près : le fragment du Centaure) que par échappées, par saillies et sous la forme d’ébauches, on peut dire qu’aucun Français ne l’a possédé aussi complètement. Non-seulement Maurice sent la nature sous tous ses aspects, mais il la sent avec la variété des tempéramens les plus opposés ; i ! la sent à la fois comme un contemplateur mystique et un demi-dieu rustique de la Grèce, comme un chrétien subtil et un suivant des chœurs du dieu Pan, comme un poète et comme un artiste. Cette dernière distinction est fort importante, et mérite d’être expliquée. Son âme est double en effet : d’une part, elle se laisse dominer par les élémens extérieurs au point d’être métamorphosée par eux ; d’autre part, elle les domine et les ramène tous à une unité suprême qui bannit le vague de l’expression et l’indécision de l’image. Cette âme coulante comme l’eau, éparse comme les soupirs de la nature et les vapeurs de la terre, est en même temps un miroir concentrique en métal poli qui réunit à son point central, en un seul faisceau de lumière, tous les rayons colorés que lui envoie le monde. Il est donc à la fois panthéiste comme un moderne et individualiste comme un artiste grec. Il sait oublier sa personnalité dans les choses extérieures pour mieux jouir d’elles, et les personnifier pour se rendre mieux compte de leur beauté. D’autres poètes modernes ont eu la faculté de se perdre dans la nature, mais peu ont eu cette faculté que possédaient les anciens Grecs, de rendre sous des formes sensibles, de personnifier la sensation éprouvée en face de la nature ou la beauté particulière