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philosophique ; je craindrais quelque vertige, et d’ailleurs je n’ai pas l’âme assez austère pour m’enfermer exclusivement dans les abstractions. J’ai besoin du grand air, j’aime à voir le soleil et les fleurs. Aussi ferai-je comme le pêcheur qui pêche les perles : je remonterai emportant mon trésor, et l’imagination en fera son profit. » Les livres et les lectures tiennent peu de place dans ses lettres et son journal intime. Cependant il a l’esprit très juste et très sain, et toutes les fois que l’occasion se présente pour lui de dire son mot sur une question d’art et de littérature, il prononce toujours un jugement parfaitement motivé et bon à retenir. Il a des paroles remarquables sur le génie propre à Victor Hugo, sur l’école romantique, sur la querelle soulevée par M. Nisard entre la littérature facile et la littérature difficile, sur Goethe, Herder, Bernardin de Saint-Pierre, sur la manière dont les études classiques devraient être comprises ; mais ces occasions sont rares, et Maurice ne les recherche jamais. Il en est de la religion comme de la philosophie et de l’étude ; elle n’est chez lui que l’ornement d’une âme bien née, ou l’attendrissement d’un cœur facile à l’émotion. On peut dire que la grâce chrétienne manque en partie à cet enfant élevé catholiquement, sur lequel la grâce de la nature avait agi au contraire avec une efficacité toute particulière. Jeune, souffrant d’une peine de cœur qui paraît avoir été assez légère, chatouillé plutôt que tourmenté par les inquiétudes que tous les enfans de ce siècle ont ressenties, il était allé à La Chênaie, auprès de Lamennais, chercher le miracle que la religion doit accomplir dans chacun de nous, sous peine de ne jouer dans notre vie qu’un rôle secondaire, c’est-à-dire une révolution radicale dans son âme, la naissance d’un nouvel homme et l’oubli du jeune et gracieux Adam qu’il était ; mais ce miracle ne put s’accomplir, et le jeune Adam continua, après comme avant, ses promenades dans l’Éden et ses conversations avec la nature. Passe un nuage, luise un rayon de soleil, et ses préoccupations religieuses s’évanouiront aussitôt. Lui-même se reprochait ces distractions que lui donnait la nature, et s’accusait doucement, bien doucement, de cette faute qui lui était chère, et dans laquelle il retombait toujours. Quelques extraits de ses lettres et de son journal feront comprendre cette inclination invincible mieux que toutes nos paroles.

« Vous devez savoir, mon ami[1], comme les passions sont habiles à se laisser prendre à toutes choses, et surtout avec quelle adresse les souvenirs

  1. Ces lignes sont extraites d’une lettre adressée à M. François du Breil de Marzan, catholique déterminé, lui, et non chancelant, que la tiédeur religieuse de Guérin affligeait profondément. Le lecteur trouvera, au commencement du second volume, une notice dont M. de Marzan a fait précéder la correspondance de Maurice. M. de Marzan y insiste avec tristesse sur l’indifférence religieuse et même l’irréligion de Maurice pendant les années de son séjour à Paris, entre l’époque de ferveur relative de La Chênaie et la demi-conversion qui suivit son mariage. Il parait que, durant ces années, Maurice trouvait de la gloire à parler comme lélia, et du bonheur à mordre comme le Charivari ! Maurice est représenté à cette date comme un fils de Voltaire ; je crains qu’il n’y ait là quelque exagération orthodoxe, et que, toute proportion gardée, il ne faille prendre les expressions de M. de Marzan à peu près comme nous prenons les expressions de Jacqueline Pascal et de Mme Périer lorsqu’elles parlent des désordres de leur frère. En quoi consistaient précisément ces écarts ? Nous ne trouvons qu’un seul fait ; il est vrai qu’il suffit à expliquer les plaintes de l’ami resté fidèle à l’église. «…Lorsqu’après les déjeuners de neuf heures auxquels je l’invitais chaque dimanche, je me levais de table pour me rendre à Saint-Roch, Guérin m’accompagnait toujours jusqu’à la porte de l’église, hélas ! et m’y laissait entrer seul… » La notice de M. de Marzan est intéressante, mais elle nous plairait davantage si elle était écrite d’un ton moins amer. On sent trop que l’auteur a conservé un sourd ressentiment contre l’hôte illustre de La Chênaie, et qu’il ne lui pardonne pas d’avoir cru un moment à sa parole et de l’avoir pris pour l’apôtre des temps nouveaux. Il y a une belle parole de Schiller : « Ne disons jamais de mal des rêves de notre jeunesse ; ils sont la meilleure partie de nous-mêmes. »