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qu’il prend ou apprend je ne sais où : on dirait d’un souffle de malheur, de calamité, de toutes les afflictions que je suppose flotter dans notre atmosphère, ébranlant nos demeures et venant chanter à toutes nos fenêtres les plus lugubres prophéties… Je suis plus triste qu’en hiver. Par ces jours-là, il se révèle au fond de mon âme, dans la partie la plus intime, la plus profonde de sa substance, une sorte de désespoir tout à fait étrange ; c’est comme le délaissement et les ténèbres hors de Dieu. Mon Dieu ! comment se fait-il que mon repos soit altéré par ce qui se passe dans l’air, et que la paix de mon âme soit ainsi livrée au caprice des vents ? Oh ! c’est que je ne sais pas me gouverner, c’est que ma volonté n’est pas unie à la vôtre, et que, comme il n’y a pas autre chose où elle puisse se prendre, je suis devenu le jouet de tout ce qui souffle sur la terre.

« 12 juin. — Ces vingt jours se sont passés misérablement, et si misérablement que je n’ai pas eu le courage d’écrire un mot ici ou ailleurs. Le mal m’a ressaisi avec une extrême violence, et m’a comme réduit à l’extrémité. C’est comparable à ce que j’ai souffert de plus rude par le passé. Une lettre d’Eugénie qui m’est arrivée dans le plus fort de l’accès m’a fait grand bien ; mais il fallait que la crise eût son cours. Mon Dieu et mon bon ange, ayez pitié de moi ; préservez-moi de pareilles souffrances.

« 17 juillet. — Hier j’ai vu les hirondelles voler dans les nues, présage de sérénité qui ne m’a pas trompé. J’écris sur le déclin d’une belle journée, bien éclatante, bien chaude, après un mois et demi de nuages et de froidure ; mais ce beau soleil, qui me fait ordinairement tant de bien, a passé sur moi comme un astre éteint ; il m’a laissé comme il m’a trouvé, froid, glacé, insensible à toute impression extérieure, et souffrant, dans le peu de moi qui vit encore, des épreuves stériles et misérables. Ma vie intérieure dépérit chaque jour ; je m’enfonce dans je ne sais quel abîme, et déjà je dois être arrivé à une grande profondeur, car la lumière ne m’arrive presque plus, et je sens le froid qui me gagne.

« 20 janvier 1834, au Val. — J’ai passé trois semaines à Mordreux au sein d’une famille la plus paisible, la plus unie, la plus bénie du ciel qui se puisse imaginer. Et cependant, dans ce calme, dans cette douce monotonie de la vie familière, mes jours étaient animés intérieurement, si bien que je ne crois pas avoir jamais éprouvé une pareille inquiétude de cœur et de tête. Je ne sais quel étrange attendrissement s’était emparé de tout mon être et me tirait les larmes des yeux pour un rien, comme il arrive aux petits enfans et aux vieillards. Mon sein se gonflait à tout moment, et mon âme s’épanchait en elle-même en élans intimes, en effusions de larmes et de paroles intérieures. Je ressentais comme une molle fatigue qui appesantissait mes yeux et liait parfois mes membres. Je ne mangeais plus qu’à contrecœur, bien que l’appétit me pressât, car je suivais des pensées qui m’enivraient d’une telle douceur et le bonheur de mon âme communiquait à mon corps je ne sais quelle aise si sensible, qu’il répugnait à un acte qui le dégradait d’une si noble volupté…

« 3 avril, Paris, 1835. — Je vieillis et je m’épuise dans des emportemens d’esprit si médiocres, dans des passions d’intelligence si chétives, tout ce qui se meut en moi avance si peu, et ce qui ne peut remuer découvre de si