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par l’église luthérienne suédoise, il eut souvent maille à partir avec eux pour maintes citations de la Bible qu’il interprétait à son gré. Nous le croyons facilement. Qu’il fût ou non entraîné dans cette voie par ce qui fait le fond du dogme de cette église, il est certain que l’esprit de l’Ancien Testament lui cachait, dans la doctrine de la réparation, l’esprit des nouvelles Écritures ; il interprétait d’une façon trop rigoureuse et forcée l’Ancien Testament lui-même, car si le Dieu fort et jaloux « venge l’iniquité des pères sur les enfans jusqu’à la troisième et la quatrième génération, » ce même Dieu « fait miséricorde dans la suite de mille générations à ceux qui l’aiment et qui gardent ses préceptes[1]. C’est lui qui fait mourir, mais c’est lui qui fait vivre ; c’est luit qui blesse, mais c’est lui qui guérit[2]. C’est lui dont les yeux sont ouverts pour rendre à chacun selon sa conduite et selon le fruit de ses œuvres et de ses pensées, et qui fait miséricorde dans la suite de mille générations[3]… » L’idée de Linné sur la réparation ne laisse pas de place au repentir, aux châtimens d’une autre vie, à l’efficacité de la prière. Cette même idée de la vengeance divine se montrant sur la terre est développée ; comme on sait, dans un dialogue de Plutarque sur les délais de la justice divine, et elle est empreinte sur toutes les pages qu’a écrites De Maistre. Des trois moralistes c’est Linné, s’il faut prendre à la lettre les notes qu’il a léguées a son fils, qui s’est enfermé dans cette idée le plus étroitement. Plutarque en effet laisse d’abord une place au repentir, puisqu’il explique les délais par la clémence divine, qui cherche de quoi pardonner ; de plus, il étend à l’autre vie le sentiment de la solidarité humaine : l’âme d’un scélérat et d’un impie verra après la mort ses descendans souffrir pour lui, et alors, s’écrie Plutarque, « quelle punition plus affligeante ou plus ignominieuse ! » Plutarque va plus loin : l’âme étant immortelle, qui empêche qu’elle reçoive elle-même après la mort sa peine ou sa récompense ? — De Maistre, lui, loin d’enfermer dans les limites de cette vie terrestre le mal et sa punition, le bien et sa récompense, réserve l’autre vie pour l’accomplissement entier de la justice ; sur cette terre, il n’attend et, l’on pourrait dire, il n’invoque que le châtiment, sans regarder si ce châtiment a été précédé de quelque crime particulier, car sur tous les hommes pèse une faute générale, tous ont démérité, tous sont déchus, tous doivent expier.

L’imagination de Linné, après avoir pris carrière, s’est ébranlée ; mais le résumé des impressions morales et religieuses qu’il transmet comme un conseil et une sauvegarde à son fils, résumé d’autant plus sincère et plus fidèle qu’il est écrit plus près de la tombe, n’en reste pas moins le témoignage éloquent d’une âme tendre, profondément touchée du respect divin et du sentiment vraiment religieux. Jusqu’au seuil du tombeau, Linné a conservé cette innocence, cette perpétuelle idée du monde invisible et céleste,

  1. Exode, XXX.
  2. Deutéronome, XXXII.
  3. Jérémie, XXXII.