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Drake, si zélé pour nos manufactures, fut aussi soigné par Blackwell, et en mourut. Tout le monde crut que Blackwell l’avait tué, dans l’intérêt de ses compatriotes. »

Viennent ensuite une foule d’épisodes tirés de l’époque des guerres civiles entre les Chapeaux et les Bonnets, « En quo discordia cives perduxit miseros. L’esprit de discorde a pénétré même parmi les professeurs d’Upsal. Celui-ci trouble le consistoire par les querelles les plus inconvenantes. Celui-là vient un jour complètement ivre ; mais, à quelque temps de là, nous le voyons subitement tomber presque inanimé de son siège ; on l’emporte, et depuis ce jour il n’a jamais recouvré la santé. »

Les morceaux que nous avons cités jusqu’à présent nous ont montré Linné préoccupé, peut-être à l’excès, d’une idée qui est du moins profondément religieuse, et nous l’avons vu par là supérieur à son temps. Il vivait à une des époques les plus agitées et les plus mêlées de l’histoire de son pays. Ce qu’on appelle la période de la liberté (frihetstiden), à laquelle a mis fin le coup d’état de Gustave III, que Linné appelle « Gustave le Sage, » a été pour la Suède l’époque d’une certaine fécondité dans le domaine scientifique, mais aussi d’une démoralisation politique et d’un abaissement moral dont l’histoire du XVIIIe siècle, où de tels épisodes ne manquent pas, offre peu d’aussi fâcheux exemples. Après avoir joué dans le monde un grand rôle, la Suède avait été précipitée, par les fautes de Charles XII, dans un abîme d’où elle semblait ne plus devoir se relever. Dépouillée des provinces qui faisaient d’elle une puissance européenne ayant voix dans les affaires du continent, menacée par la Russie et la Prusse d’un complet démembrement, elle n’avait à l’intérieur qu’un peuple abruti par le malheur, une bourgeoisie encore informe et peu habituée aux affaires publiques, et une noblesse décimée, pauvre et corrompue. Des partis se formèrent dans la diète, non pas pour défendre chacun à sa manière l’indépendance nationale, mais pour en exploiter la ruine. L’or français et russe acheta les consciences, et la diète ne fut qu’un marché ouvert où se négociaient sans pudeur les offres des cours étrangères. La Suède était vouée au sort de la Pologne. Bien plus, l’anarchie politique et l’abaissement des caractères avaient ouvert la voie au désordre intellectuel. L’indifférence légère et moqueuse du XVIIIe siècle avait pénétré avec les mœurs françaises dans le Nord comme dans le reste de l’Europe, et l’ancienne simplicité de cœur et d’esprit avait fait place à un vide dangereux où s’était glissé, grâce à une disposition naturelle des intelligences du Nord vers la rêverie et l’exaltation, un mysticisme dont Swedenborg était devenu le grand-prêtre, et dont la Suède allait voir se multiplier les ridicules ou les rusés et criminels adeptes.

Soit que le grand esprit de Linné n’ait pas subi en vain le contact des aberrations de son temps, soit que le développement de l’idée religieuse qu’il avait conçue ait fini par s’emparer outre mesure de sa vive intelligence pendant sa vieillesse, et par l’obséder d’irrésistibles visions, on le voit, dans