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TROIS MINISTRES DE L’EMPIRE ROMAIN.

le théâtre restera-t-il debout ? Voilà la question qui les intéresse. Ces gens-là n’estiment que Constantinople, n’admirent que leurs palais reflétés par les eaux du Bosphore ; Rome est l’objet de leur mépris, l’Italie de leur indifférence : c’est ainsi qu’ils sont Romains. Mais aussi donnez-leur un chœur de danse, vous verrez avec quelle grâce ils le conduisent, et s’il faut diriger un char dans la carrière, ils défieront les meilleurs cochers. Le peuple ou plutôt la basse populace a fourni la plupart de ces hommes opulens aujourd’hui et chefs de nos armées. On en compte plus d’un qui garde aux pieds et aux jambes l’empreinte des fers qu’il a portés ; ils siégent maintenant parmi nos magistrats, ils rendent la justice, le sceau de l’infamie au front, et les stigmates qu’ils étalent à tous les yeux proclament l’indignité de leur fortune. »

Les deux principaux parmi les favoris d’Eutrope étaient le général Léon et l’intendant des largesses Hosius. Claudien n’a pas manqué de nous esquisser leurs portraits avec son talent et sa partialité ordinaires dans une satire à la fois comique et sanglante. Disons-le ici pour la justification de nos récits, où Claudien est cité si fréquemment : il n’existe, pour aucune époque de l’histoire, aucun document plus précieux que ces poèmes, ou, pour me servir d’une expression moderne qui rende mieux ma pensée, ces pamphlets poétiques de l’ami de Stilicon, écrits jour par jour sous l’inspiration des haines de l’Italie, récités devant Honorius et dans le sénat de Rome, applaudis par des milliers de mains sur le Forum de la ville éternelle, répandus à profusion dans les provinces et jusqu’en Orient où ils versaient le ridicule et l’odieux sur les chefs du gouvernement. C’est là de l’histoire s’il en fut jamais, de l’histoire passionnée, injuste parfois, mais vivante, et qui laisse percer la vérité sous les exagérations de parti ou sous celles de la poésie. Claudien est pour nous, au bout de quatorze siècles, un admirable écho des sentimens de l’Occident en face de la révolution qui poussait le monde romain à se scinder en deux empires distincts : révolution qu’il accéléra peut-être lui-même par les violences de son génie.

Léon avait été dans sa jeunesse préposé aux travaux des fileuses d’un gynécée ; dégoûté de cette vie oisive, il s’était enrôlé, et avait gagné ses grades militaires moins par son courage que par sa bonne humeur et ses saillies naturelles, qui lui attirèrent la faveur des soldats avec la protection des chefs. Gourmand à l’excès, il menait dans les rangs moyens de la société byzantine la double vie de parasite et de bouffon : point de bons repas où le général Léon n’eût sa place marquée, et à ce métier il avait acquis un embonpoint démesuré qui complétait le ridicule du personnage. C’était dans ces sociétés de dissipation, sinon de débauche, qu’Eutrope l’avait connu.