Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
9
TROIS MINISTRES DE L’EMPIRE ROMAIN.

d’autre titre que celui de primicier de la chambre sacrée, ou grand-chambellan. Autant Rufin avait montré d’arrogance, autant il afficha de modération, ne s’occupant en apparence que de la sûreté de son pupille, l’enveloppant de ses replis en réalité avec la ruse et la souplesse du serpent. Admis près de lui à toute heure de nuit et de jour, jusque dans l’intimité du gynécée, il sut l’isoler de tout le monde, des grands de la cour, de ses officiers, et même de sa femme dont il redoutait l’ascendant, lui imposer ses avis, dicter ses moindres désirs ; en un mot, les écrivains du temps nous disent énergiquement qu’il le domina comme une bête. Tout en faisant ainsi main-mise directe sur le prince, Eutrope se saisissait indirectement des grands postes administratifs au moyen de ses créatures qu’il y glissait. Les amis de Théodose, écartés l’un après l’autre sous divers prétextes, se virent remplacés peu à peu par des gens de bas étage qui livraient à l’eunuque la puissance et la fortune publique, tandis qu’on exaltait son désintéressement et sa modestie.

L’avènement de cet étrange ministre ne produisit point la même impression dans les deux empires, et là encore se manifestent les profondes différences morales qui séparaient ces deux moitiés du monde romain. En Occident, ce fut un violent éclat d’indignation et de surprise ; il y eut en Orient plus de moquerie que de colère. La classe de gens à laquelle appartenait le primicier de la chambre sacrée n’était point à Constantinople et dans les provinces d’Asie l’objet de cette répulsion invincible qui la frappait au-delà des mers. Tandis qu’en Italie on la supportait à peine dans le palais d’Honorius et près des princesses, elle était nombreuse, chèrement payée et répandue partout en Orient, où elle formait un article de luxe. Une maison opulente de Constantinople, d’Antioche, d’Alexandrie, de Smyrne, étalait sous ses portiques et dans ses vestibules un troupeau de jeunes et beaux eunuques, magnifiquement costumés, comme preuve de sa richesse et de son bon goût ; les plus modestes en possédaient de vieux pour le service du gynécée. Entrés dans les secrets de la famille, ces esclaves, s’ils étaient adroits, parvenaient à y dominer, et ce qui venait de se passer dans le palais d’Arcadius n’était guère qu’un épisode de la vie commune en Orient. Ajoutez à cela les traditions historiques de l’Asie qui n’avaient rien de contraire à la domination des eunuques ; non plus qu’à celle des femmes. Les grandes monarchies dont se composait la partie asiatique de l’empire romain, la Syrie, la Babylonie, l’Arabie, l’Égypte, avaient vu jadis à leur tête des femmes dont la mémoire était restée glorieuse, et récemment encore, durant les guerres civiles qui suivirent la captivité de Valérien chez les Perses, Antioche n’avait pas hésité à reconnaître pour empereur la reine de Palmyre, Zénobie.