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— Laisse-moi, Cora, j’ai besoin d’être seul.

— Ou bien un verre de ce vieux brandy qui vous rendait si fier, si courageux sur la côte d’Afrique ?

— Tu es mon mauvais génie, Cora ; va-t-en ! dit impérieusement Hopwell.

— Vous êtes las de moi, n’est-ce pas ? reprit la mulâtresse ; les yeux languissans de l’Espagnolette vous ont tourné la tête…

Cora, qui redoutait la colère de son maître, disparut en prononçant ces paroles impertinentes. Resté seul sur la galerie, Hopwell continua de s’y promener, comme s’il eût été sur le pont d’un navire. Quiconque a longtemps navigué éprouve un suprême plaisir à marcher ainsi de long en large dans un étroit espace. Cette promenade monotone plonge le corps dans une sorte de sommeil ; on devient pareil au somnambule qui n’a point la conscience de ce qu’il fait. On croit avoir autour de soi l’Océan sans limites, on entend bruire à ses oreilles le murmure lointain des vagues apaisées ; on rêve, on se souvient, la pensée prend son vol vers l’infini. Hopwell, en proie à un accès de mélancolie profonde, demeura longtemps ainsi, arpentant à grands pas la longue galerie du haut de laquelle il dominait du regard la clairière dont son habitation formait le centre. L’obscurité de la nuit enveloppait de ténèbres tout le paysage environnant ; mais, quoiqu’il ne pût rien voir, Hopwell tournait souvent la tête du côté de la maison, longtemps déserte, qui servait d’asile à ses hôtes. — Il y a là, pensait-il avec amertume, deux êtres qui s’aiment, qui souffrent l’un pour l’autre, qui marchent dans la vie sans remords, sans honte… Tels qu’ils sont, errans et fugitifs, j’en suis réduit à leur porter envie, et pourtant j’ai plus de richesse qu’il n’en faut pour combler dix familles de joie et de bonheur !… Étrange chose que l’or, convoité par qui ne l’a pas, inutile souvent à qui le possède !…


III

Il survint quelques journées de pluie, pendant lesquelles on ne pouvait songer à se remettre en route. Le Cachupin et sa femme menaient une existence fort paisible dans leur rustique demeure. Chaque matin, Hopwell leur faisait porter à déjeuner, et le soir il les invitait à sa table. Doña Jacinta se remettait peu à peu des fatigues du voyage, sous l’influence d’une température plus douce. Les traces d’un hiver rigoureux disparaissaient rapidement, et huit jours à peine après les gelées on voyait les bourgeons des arbres se gonfler sous la sève. Les oiseaux chanteurs, le cardinal, le moqueur et tant d’autres volatiles au gai plumage commençaient à faire retentir la forêt de leurs accens joyeux. Il ne manquait plus que le