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— Parce que je m’ennuie dans cette solitude, et il me convient d’avoir de la société près de moi.

— Vous vous ennuyez !… Pourquoi avez-vous renoncé à naviguer ? pourquoi avez-vous vendu la goélette ?

— Parce que je ne voulais pas être suspendu par le cou au bout d’une vergue, répliqua Hopwell. La traite et la course offrent des avantages, mais elles ont leurs dangers aussi… Il faut savoir s’arrêter à temps.

— Vous avez donc rencontré ces gens-là dans la forêt en chassant ?…

— La señora dormait, accablée de fatigue, la tête sur les genoux de son mari. En les voyant, je me suis mis à sourire ; puis j’ai fait un pas en avant, et j’ai été touché de compassion. Ils avaient l’air bien misérable et aussi bien heureux ! Je les ai regardés longtemps ; des gens heureux !… cela ne se voit pas tous les jours !…

— Mais ces étrangers n’ont pas d’asile, reprit Cora ; ce ne sont pas eux, c’est vous qui êtes heureux, maître !

— Tu crois ? dit Hopwell. Avoir ses coffres remplis d’or et vivre loin du regard des hommes, au fond des forêts, sans oser se montrer dans son propre pays, tu appelles cela être heureux !… Après avoir fait la guerre à mes semblables, je la fais au gibier de ces solitudes, et puis je regarde mes noirs qui plantent du maïs !… Une belle existence, n’est-ce pas ? Pendant dix ans, j’ai vécu avec des bandits ; maintenant je vis avec une vingtaine d’esclaves qui ont peur de moi. Il me prend parfois envie de leur rendre la liberté à tous, de m’enfuir d’ici et de me jeter de nouveau dans les aventures…

— Et moi, maître, que deviendrais-je ? demanda Cora en joignant les mains.

— Toi, reprit Hopwell ; je te donne à l’instant même mille piastres, si tu les veux. Va, pars d’ici, fais-toi un sort à ta guise…

— Non, non ! reprit la mulâtresse, jamais je ne vous quitterai ! Quand vous me chasseriez d’ici, je ne partirais pas !… Maître, bon maître, je vous en conjure, gardez-moi toujours avec vous !… Que vous ai-je fait pour que vous me haïssiez ainsi, tout d’un coup ?…

Cora s’était jetée aux genoux de son maître et baisait ses mains.

— Tu ne me comprends pas, reprit Hopwell ; c’est pour ton bien que je te dis cela, et pour le mien aussi… Ce Cachupin et sa femme m’intéressent parce qu’ils sont fugitifs, exilés de leur pays, et moi, je suis comme eux… Ma famille m’a maudit. Si je retournais dans le comté de Galles, toutes les portes me seraient fermées…

— Pourquoi y retourneriez-vous ? Ne fait-il pas bon vivre ici ?… Ah ! cher maître, vous êtes triste ce soir ! Voulez-vous un verre de porter ?