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eaux sombres de la Sabine le lourd bateau plat ; le cheval abaissait ses naseaux vers le bord pour se désaltérer, et la mule inquiète dressait ses longues oreilles.

— Ramons, ramons ferme ! dit le cavalier. Ah ! bonhomme, vous m’avez fait attendre bien longtemps !

— Il fait froid, répondit le vieux nègre en poussant de gros soupirs ; j’étais après dormir…

— Y a-t-il par ici quelque hôtellerie, quelque village ?

— Non, répondit le nègre ; le village est bien loin. Vous trouverez d’abord les hautes terres où les blancs font du maïs, et puis après, vers la Rivière-Rouge, des habitations où les planteurs font du coton…

Ayant ainsi parlé, le vieux noir se mit à geindre de plus belle, et la négresse fit chorus avec lui. Le fait est que ces deux vieilles gens n’étaient plus de force à exercer le métier qu’on leur avait imposé, et ils n’eussent pas tardé à succomber à la peine, si la route avait été plus fréquentée. Leurs gémissemens étaient un appel pathétique à la libéralité des voyageurs, et cette fois il fut entendu. Touché de leurs efforts, le cavalier leur mit dans la main une pièce d’argent si brillante qu’ils faillirent tomber à ses genoux. La négresse aida la mule qui portait la señora à sortir du bac, et le nègre, comblant de bénédictions le généreux étranger, s’obstina à lui tenir l’étrier tandis qu’il se remettait en selle.

Le terrain sur lequel venaient de débarquer les deux voyageurs était couvert de gros cyprès chauves, dont les rameaux noirs et dénudés laissaient pendre comme de sombres voiles des paquets de mousse longs de deux à trois brasses. Quand il eut fait quelques pas en avant, le cavalier s’arrêta.

— Jacinta, dit-il à sa compagne, sortons au plus vite de ces terres basses et fangeuses, et gagnons ce petit tertre là-haut. Nous pourrons y faire halte et prendre quelque repos…

Le cheval, excité par l’éperon, traversa vivement les épais fourrés tout remplis de hautes herbes et de lianes entrelacées. La mule trottait aussi, évitant avec un instinct singulier les petites flaques d’eau glacée et les racines pointues des cyprès qui hérissaient le sol. Après quelques minutes de marche, les voyageurs avaient atteint un terrain plus sec, abrité du vent par un rideau d’arbustes épineux. Ils mirent pied à terre ; le cavalier attacha les deux animaux aux branches basses d’un acacia, et étendit sur la terre froide la couverture de laine qui servait à garantir ses épaules contre le froid durant les marches de nuit.

— Assieds-toi là, Jacinta, dit-il à sa compagne ; tu as froid, n’est-ce pas ?… Laisse-moi envelopper tes petits pieds dans les plis de cette mante… Tu ne me réponds pas ?… Jacinta ! Jacinta !