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à la plus intolérable de toutes les inégalités, l’égoïsme devrait nous apprendre à les instruire pour nous, pour notre bonheur, pour celui de nos enfans. Ces pauvres créatures, que l’on a envoyées dès l’âge de huit ans à la fabrique, et qui ne savent faire autre chose que présenter le coton à la carde ou rattacher un fil rompu, sont incapables de tenir un ménage, et bien plus incapables encore de rendre une maison agréable. Beaucoup d’entre elles ne savent pas coudre, de sorte qu’il faut que tout le monde autour d’elles soit en haillons. Elles sont hors d’état de faire le plus simple calcul, ce qui leur rend l’économie impossible, et met étrangement à l’aise la mauvaise foi des petits fournisseurs. Un peu de lecture leur procurerait un fonds de conversation pour retenir leurs maris près d’elles, tandis que l’ignorance les rend muettes, les condamne à l’impuissance. Si leurs enfans vont aux écoles, ils se sentent bien vite plus savans qu’elles, supérieurs à elles ; s’ils n’y vont pas par misère ou par maladie, qui suppléera au maître ? Est-ce le père, absent tout le jour ? La nature a voulu que la première éducation fût l’ouvrage des femmes. Ce sont elles qui soignent le petit enfant impuissant ; elles lui sourient les premières, elles lui apprennent à marcher, à bégayer, à penser. Cette première éducation, qui fait l’homme même, est surtout nécessaire à l’enfant du pauvre, jeté si jeune au milieu des difficultés de la vie, et qui, dès l’âge de huit ou neuf ans, est obligé de travailler pour son pain, de passer ses journées dans une manufacture, au milieu d’étrangers. La société sera quitte envers ce pauvre enfant, que tant de misères accablent dès le berceau, si elle lui rend sa mère.

Nous parlons de l’instruction d’une manière générale, et sans entrer dans le détail des doctrines qui devraient être inculquées aux ouvriers. C’est d’abord que l’instruction est bonne par elle-même. Elle fortifie l’esprit comme le travail et l’exercice fortifient et développent le corps. Elle inspire à celui qui la possède la confiance en ses propres forces, qui est le commencement de la virilité. Les ouvriers, dans leurs jours d’irréflexion et de colère, accusent le travail d’être une sorte d’esclavage : il n’y a d’autre esclavage que l’ignorance, car c’est être esclave que de ne pouvoir obéir qu’à la passion, et pouvoir obéir à la raison, c’est être libre, c’est être homme.

Personne ne nous soupçonnera d’être indifférent sur le fond des croyances ; mais sans renoncer, pour les doctrines qui nous sont chères, au droit sacré de la propagande, nous craignons fort qu’il n’y ait plus d’apôtres. Cette société, qui périt de scepticisme, a-t-elle le droit de prêcher des croyances qu’elle a perdues ou qu’elle n’a pas encore retrouvées ? De toutes les entreprises, la plus déloyale et en même temps la plus inutile est de prêcher la foi, étant incrédule,