Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et mystérieux, dont les uns ne connaissent pas les beautés, et que les autres désespèrent de pouvoir jamais atteindre. Il est dans notre caractère national de savoir lutter contre tous les obstacles, excepté contre la solitude. Si les professeurs avaient autant de persévérance et de sang-froid qu’ils ont d’entrain et de dévouement, ils verraient les ouvriers se décider peu à peu. La curiosité les amènerait d’abord, et ils ne tarderaient pas à comprendre de quel immense intérêt est pour eux la possession d’une instruction solide. On ose dire que s’il n’y a pas de classe plus ignorante que celle des ouvriers pris en masse, il n’y en a pas à laquelle l’ignorance pèse davantage, et qui soit plus empressée de lui échapper dès qu’elle en aperçoit la possibilité. On se défie trop de leur apathie, dont on ne prend pas la peine de chercher la cause réelle. À la suite d’un accident arrivé dans un atelier de Lille par l’inexpérience d’un chauffeur, on y a fondé par souscription, il y a quelques années, un cours de physique appliquée. La plupart des souscripteurs, en donnant leur argent par bienséance, prophétisaient que le cours serait désert ; la salle ne suffit plus pour contenir les auditeurs. Les fondateurs ont eu l’idée de délivrer des brevets de mécanicien ; c’est à qui se présentera pour en obtenir. Bientôt les fabricans n’accepteront plus un chauffeur, s’il n’est breveté. Partout où l’on a fait appel à l’intelligence des ouvriers ? ils ont répondu !

Il ne serait ni moins important ni moins facile de développer en eux le goût de la lecture en leur prêtant de bons livres. C’est ce qu’on ne fait nulle part en France. Les bibliothèques publiques sont fermées avant les ateliers, et elles ne prêtent pas de livres. On peut même dire qu’elles n’en ont pas, si ce n’est pour les savans. Les ouvriers se trouvent réduits aux cabinets de lecture, qu’ils fréquentent peu, et l’on ne saurait s’en affliger. Il a été question à plusieurs reprises de fonder des bibliothèques communales : l’intention était bonne ; mais ce n’est pas à l’état de faire de pareilles entreprises, il n’y a rien de plus difficile que d’établir une bibliothèque communale qui puisse convenir également à toutes les communes de la France. D’ailleurs commande-t-on un livre ? Le plus infaillible moyen de l’avoir mauvais, c’est de le faire faire sur commande. L’Angleterre, qui nous est peut-être inférieure pour la diffusion de l’instruction primaire[1], prend glorieusement sa revanche du côté des livres

  1. Dans une adresse présentée au parlement en 1850 par l’union des écoles du Lancashire, on lit ce qui suit : « Près de la moitié des habitans de cette grande nation ne sait ni lire ni écrire, et de l’autre moitié une grande partie ne possède que la plus misérable instruction. » M. Eugène Rendu, dans son livre sur l’Éducation populaire en Allemagne, évalue à un million les jeunes Anglais qui ne fréquentent pas les écoles p. 136, et les jeunes Français à 500,000 seulement, sur une population beaucoup plus considérable.