Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vivante. Il faut que tout le monde se sache abrité contre toute attaque et contre le besoin par son dévouement et sa force ; il faut en outre que tout le monde se sente éclairé et dirigé par lui. Il fait acte de père quand il apporte le samedi l’argent gagné par son travail, et qui pendant huit jours va donner le pain et le vêtement à la famille ; mais il n’est pas chargé seulement du corps de ses enfans, il est responsable de leur âme. Jusqu’au moment où leur raison sera mûrie, c’est à lui, et lui seul, de décider et de penser pour eux. Si son esprit n’est pas formé, s’il ne se rend point compte de ses actes, s’il est condamné par son ignorance à une minorité et à une enfance perpétuelles, comment remplira-t-il son devoir ? Comment pourra-t-il inspirer autour de lui la confiance et le respect ?

Pendant très longtemps, la France a été au-dessous des autres grandes nations sous le rapport de la diffusion des connaissances élémentaires. Elle tenait la tête de la civilisation par ses hommes d’élite, et elle laissait la masse de la population croupir dans l’ignorance. Un très grand nombre de nos communes manquaient d’écoles primaires, et beaucoup d’écoles, étaient dirigées par des instituteurs tout à fait incapables. Les efforts tentés à diverses reprises depuis la création de l’université n’avaient abouti qu’à des résultats insignifians, quand la loi de 1833, à laquelle on ne peut songer sans un sentiment de patriotique reconnaissance, donna des écoles primaires à toutes les communes, et assura le recrutement du personnel par la fondation des écoles normales. Depuis cette époque, les progrès ont été rapides, moins rapides cependant qu’on n’était en droit de l’espérer ; on n’a pas su tirer de cette grande et excellente loi tout ce qu’elle pouvait donner. En Prusse, en Hanovre, en Saxe, en Bavière, en Autriche même, les écoles sont plus fréquentées que chez nous. On peut dire qu’en Prusse l’universalité des enfans de sept à douze ans reçoit l’instruction primaire[1]. Chez nous au contraire, quoique tout le monde ait pour ainsi dire une école à sa porte, et une école gratuite, on constate encore chaque année au moment du tirage au sort, avec une douloureuse surprise, que près de la moitié des jeunes soldats ne savent pas lire. Il en est de même des apprentis dans les manufactures malgré la loi sur le travail des enfans. Quelques instituteurs commettent la faute impardonnable de donner des certificats de complaisance. Les parens et les patrons se montrent indifférens. L’inspection est à peine organisée ; elle ne se fait pas ou se fait mal. Dans les filatures, où le rattacheur est payé par l’ouvrier qui l’emploie, le chef de la maison ne connaît pas toujours

  1. Voyez les rapports de M. Cousin au ministre de l’instruction publique sur les écoles primaires en Prusse et en Hollande, et le livre de M. Eugène Rendu, intitulé De l’Éducation populaire dans l’Allemagne du nord.