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TROIS MINISTRES DE L’EMPIRE ROMAIN.

rain, le futur consul de l’Orient figura comme meuble dotal dans les apports matrimoniaux de l’épousée. Toutes les misères à la fois vinrent fondre sur Eutrope dans cette nouvelle situation. On l’employait aux plus pénibles comme aux plus vils travaux du gynécée, à casser le bois, à préparer le bain, à faire chauffer l’eau, et les écrivains du temps nous le représentent, tantôt demi-nu et couvert de sueur, fléchissant sous le poids de deux énormes aiguières d’argent, tantôt immobile, près du lit de sa maîtresse, un éventail de queue de paon à la main, écartant les mouches qui pouvaient la troubler dans son sommeil. La jeune mariée, élégante, impérieuse, pleine de caprices, se dégoûta bientôt d’un eunuque vieux et laid, et le mit à la porte, sans même chercher à le vendre. On ignore comment il vivait, lorsqu’un officier du palais, nommé Abundantius, daigna s’intéresser à lui, et le fit entrer, non sans peine, dans les derniers rangs des eunuques palatins, qui se crurent presque déshonorés de l’avoir pour inférieur. Eutrope ne tarda pas à faire voir qu’il pourrait être leur supérieur au besoin : l’intelligence de son service) quelques mots heureux et les marques d’une piété fervente ayant éveillé l’attention de Théodose, ce prince l’attacha à sa personne, et l’essaya dans quelques missions difficiles dont l’eunuque sut se tirer à souhait.

Bien différentes des missions qu’il avait plus d’une fois reçues dans son triste métier d’esclave, celles que lui confiait Théodose étaient aussi respectables par le but que délicates dans l’accomplissement, à cause des personnages avec lesquels il fallait traiter. C’étaient ordinairement des questions de conscience, des scrupules sur lesquels ce religieux prince voulait consulter en dehors de son gouvernement, ce qui mit Eutrope en relation directe avec plusieurs des plus illustres représentans de l’église. L’année 394 fournit au chambellan l’occasion de montrer le degré de confiance dont il jouissait même près des saints. C’était l’année de l’usurpation d’Eugène et des soulèvemens païens de la Gaule et de l’Italie ; or de grands doutes tourmentaient Théodose, déjà malade et affligé de la perte récente de sa femme Galla : il se demandait si Dieu exigeait véritablement de lui une nouvelle guerre, à laquelle il ne survivrait peut-être pas, et si, contre tant de forces réunies, contre le sénat romain, contre le redoutable Arbogaste, l’espérance même d’une victoire lui était permis. Une défaite, se disait-il, pouvait compromettre la cause du catholicisme jusque dans l’empire d’Orient et ruiner d’un seul coup le travail de toute sa vie. Dans cette cruelle incertitude, il dépêcha secrètement son chambellan vers un solitaire de l’Égypte, nommé Jean, qui passait pour avoir le don de prophétie. Eutrope avait pour mission de l’amener à Constantinople, ou du moins de rapporter sa