Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/1037

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à une municipalité vigilante, et on remet la protection de l’ordre à de simples citoyens, à des constables volontaires. Ne semble-t-il point que le débat était accepté sur le terrain moral, que c’était par les moyens moraux que la conciliation et la pacification devaient s’achever ? Tout à coup les concessions sont ou retirées ou expliquées dans le sens le plus restrictif. Le peuple ému se rassemble. On s’attend à une réunion populaire annoncée un jour d’avance, et avec des forces militaires qui suffiraient pour contenir une ville aussi peuplée que Paris, on ne sait pas ou on ne veut pas empêcher l’attroupement de se former, on ne sait pas ou on ne veut pas le disperser par une simple marche de troupes ; on laisse la population sans armes s’entasser dans une place dont on ferme les issues, et on la fusille de sang-froid agenouillée devant des crucifix ou des madones ! Voilà une morne victoire pour la Russie.

Il est consolant, quand on quitte ces tristes scènes, de porter ses regards sur un petit pays voisin, la Belgique, qui est heureux parce qu’il fait peu parler de lui, qui honore la France parce qu’il prouve, par la sagesse avec laquelle il se gouverne, que l’on peut quelque part dans le monde parler français et savoir être libre. La Belgique paie son tribut à la maladie actuelle de l’Europe : elle s’arme de canons rayés, et son ministre de la guerre vient, par un excellent discours, de décider les représentans à payer les frais de cet armement ; mais là où la Belgique montre sa supériorité sur les nations géantes qui l’entourent, c’est dans le débat sur lequel son principal ministre, M. Frère-Orban, vient, dit-on, de jouer son portefeuille. Ce débat est relatif à la question des étalons monétaires. La Belgique était dans la vérité économique, elle n’avait qu’une monnaie légale, la monnaie d’argent. Le contact avec la France, qui ne peut plus payer qu’en or, a fait désirer aux populations belges que l’or français fût admis dans les transactions aux conditions de parité établies chez nous entre les deux métaux monnayés. M. Frère s’est révolté contre ce solécisme économique et n’a pas voulu se rendre au vœu de l’opinion présente de son pays, qui sera bien obligée de lui donner raison à la première crise monétaire. M. Frère-Orban a fait preuve dans cette discussion d’autant de talent que de fermeté. Le sénat, après la chambre des représentans, ayant donné raison au préjugé populaire, on craint que l’éloquent ministre n’abandonne le portefeuille des finances. M. Frère est un de ces hommes dont le mérite dépasse l’étroite enceinte où il s’exerce. Comme M. de Cavour, il est une de ces intelligences ouvertes, actives, courageuses, telles que le parti libéral français serait heureux et fier d’en avoir dans ses rangs. S’il quitte le pouvoir, il y sera promptement ramené par la confiance de ses concitoyens. Avouons-le : ne faut-il pas qu’un peuple jouisse d’un bonheur parfait pour qu’au milieu des transes du reste du monde, la question du double étalon y soit devenue la cause d’une crise ministérielle ?


E. FORCADE.