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débuté par la représentation des Funambules où cette idée fixe fait pour la première fois son apparition, et puis qu’il aurait laissé les conséquences se dérouler sous l’œil du lecteur, d’autant plus incertain sur les destinées de cette idée qu’il n’en connaîtrait pas l’origine ; mais dans le récit de M. Rivière nous savons d’où vient cette idée, et par conséquent nous savons où elle va. Ajoutez que tant d’exactitude scientifique détruit non-seulement la poésie du récit, mais sa moralité. Si nous ne connaissions pas la folie de Servieux, nous pourrions tirer du récit de M. Rivière une moralité philosophique vraiment élevée. Il nous avertirait du danger des idées fixes, il nous enseignerait que nous devons nous tenir en garde contre les obsessions intellectuelles, et n’admettre aucune idée dans notre âme sans l’avoir soigneusement interrogée et lui avoir demandé son signalement. Avec la folie de Servieux disparaît sa responsabilité, et avec sa responsabilité la moralité de son histoire. Son idée fixe perd toute sa valeur poétique, car elle n’est plus une cause, elle n’est qu’un résultat particulier d’une cause plus générale. Ce n’est plus elle, c’est la folie qui est le ressort principal du récit.

Je recommande Pierrot, non pas à tous les lecteurs indifféremment, mais à ceux dont l’imagination est assez émoussée pour demander le nouveau avant toute autre chose. S’il se trouvait cependant certaines personnes moins altérées de la soif du nouveau, qui eussent la curiosité de lire ce conte, nous croyons de notre devoir de les avertir de la sensation particulière que cette lecture leur donnera. Ce sera quelque chose de comparable à la sensation que fait éprouver une lame de canif entrant dans les chairs vives. J’ai lu, je ne sais où, que certains jeunes seigneurs russes, blasés par la satiété des plaisirs, n’avaient pas reculé devant ce moyen cruel de se procurer une sensation nouvelle ; mais de semblables plaisirs n’étant pas du goût de tout le monde, et quelques-uns même pensant qu’ils sont immoraux, nous ne pouvons pas accepter la responsabilité des reproches que certains lecteurs seraient en droit de nous adresser, si nous ne les avertissions d’avance. Déplaisante ou non, cette histoire de Pierrot se recommande par des qualités notables de puissance, d’exactitude et de vérité, par cette espèce particulière de force imaginative que les Anglais appellent power. Il est donc de notre devoir de signaler Pierrot à l’attention du public, bien que nous sachions que cette œuvre ne sera pas goûtée par tout le monde. Caïn est une œuvre fort inférieure à Pierrot, quoique la donnée en soit plus élevée, plus humaine, moins physiologique. C’est l’histoire des remords causés par un de ces assassinats assez fréquens dans notre xixe siècle, et qu’on peut appeler, en empruntant le langage du confiteor, l’assassinat par omission. Un jeune officier de marine a vu son ami tomber dans un gouffre ; il n’avait qu’à