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cune idée générale de la vie, et que leur esprit, comme un œil malade qui ne peut embrasser un paysage dans son ensemble, ne peut voir le monde que successivement et détail par détail. Néanmoins ils ne manquent ni de finesse d’analyse ni d’exactitude. Quand leur attention se fixe sur un objet, quel qu’il soit, même le plus infime, ils le voient bien et le décrivent avec précision ; mais cet objet leur a fait perdre complètement de vue les autres objets environnans, si bien que, séparé de son milieu ambiant, il apparaît inerte, décoloré, éteint ; l’isolement lui fait perdre la plus grande partie de sa grâce et de son charme, et même lui enlève sa raison d’être. Il était vrai tant qu’il n’était pas séparé de son milieu naturel ; isolé, on ne le comprend plus qu’avec difficulté, et il faut un certain effort de réflexion pour ne pas le déclarer faux. Il était vivant tout à l’heure, lorsque l’auteur a fixé sur lui son attention, et voilà que maintenant il est terne comme une bruyère arrachée du sol ou morne comme un oiseau enfermé sous la cloche de la machine pneumatique. Le critique, devant de telles productions, se sent donc fort embarrassé : comment parler avec éloges d’un livre qui n’a pour tout mérite que de contenir un seul et unique détail de l’existence, un détail souvent infime, et qui n’aurait toute sa valeur que dans une large peinture qui le remettrait à son rang naturel, et fixerait sa place dans l’ordre de faits auquel il appartient ? Et d’un autre côté cependant la précision, l’exactitude avec lesquelles ce détail est présenté le font souvent hésiter.

Notre nouvelle littérature romanesque est à la fois empirique et expérimentale, et par ces deux épithètes nous résumons à la fois ses défauts et ses qualités. Elle est empirique, car ses productions ne relèvent d’aucun principe supérieur et tenu pour certain, d’aucune donnée générale, d’aucun système, d’aucune foi sociale. Elle marche au hasard, sans but fixé d’avance, sans itinéraire, et ses découvertes sont filles de l’occasion et de l’imprévu. Le vaste champ de la vie semble ne plus exciter sa curiosité. Comme un promeneur qui parcourt pour la centième fois une campagne trop connue, et dont l’œil, que ne peuvent plus satisfaire des beautés trop longtemps contemplées, se fixe avec complaisance sur un trou de taupe creusé de la veille, sur une fourmilière de formation récente, cette littérature s’arrête devant mille particularités qui n’ont aucune importance, par elles-mêmes, mais qui ont au moins le charme de la nouveauté. Elle est expérimentale par les mêmes raisons qui la font empirique. N’ayant de parti-pris sur rien, ni de conception première, nos jeunes romanciers attachent sur les détails qui les frappent une attention qu’ils ne leur auraient jamais accordée, s’ils étaient dirigés par un principe moral ou un parti-pris décidé sur la vie. Grâce à cette absence de grande préoccupation morale, philosophique ou